jeudi 22 juin 2017

L'agonie silencieuse des cirques à l'ancienne.

Hic, haec, hoc (celui-ci, celle-là, ça : Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, au sujet des trois consuls Bonaparte, Cambacérès et Lebrun).

Les chats ne mangent pas les cigales (proverbe provençal inventé). 

Les sots recueillent plus d'avantages de leur faiblesse que les gens d'esprit n'en obtiennent de leur force  (Honoré de Balzac : Ursule Mirouët).

Le Cirque Spirou, de Dubar et Crill ; Le Cirque Bodoni, cinquième volume des aventures de Benoît Brisefer, par Peyo et Walthéry ; Sibylline et le petit Cirque, volume 4 des aventures de Sibylline par Macherot... sans omettre le cirque Pimoulu dans la série Colargol et le cirque Zabaglione dans Les Voleurs du Marsupilami de Franquin.
Telles furent en mon enfance, et plus tard, les références - outre La Piste aux Etoiles à la télévision - qui selon moi, illustraient la quintessence du cirque classique. Lectrices et lecteurs, je vous confesse n'avoir mis les pieds qu'une seule fois de ma vie dans un cirque : c'était lorsque j'avais sept ans. Mais le sujet me tient à coeur, alors, j'ose l'aborder, sans nulle réticence ou hésitation.
J'appris  par Le Monde, le 31 mai dernier, la décision du Cirque Plume de faire ses adieux. Plume, c'était la tradition modernisée, revivifiée, la synthèse parfaite entre l'ancien et le moderne. Bernard Kudlak, dans l'interview que Le Monde a publié, explique la raison pour laquelle il a décidé de mettre fin à l'aventure du Cirque Plume après trente-trois années d'existence.
la tournée d'adieu va s'étaler sur quatre ans. Pour Bernard Kudlak, 66 ans (70 en 2020), place aux jeunes. Le Cirque Plume aura des héritiers, qu'on se rassure. La réussite a été incontestable : Kudlak et toute son équipe ont transcendé un art populaire qui survivra. Les arts de la piste, la tradition, n'ont pas été trahis.

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 Le Cirque Plume a gagné son pari artistique, mais, à côté de lui, de son nom, qui survivra dans la mémoire collective contemporaine, existent ces légions de petits cirques traditionnels, qui vivotent et qui meurent dans l'indifférence des médias qui ne les jugent plus à la page, cirques avant tout modestes, familiaux, tiraillés entre des édiles qui les repoussent aux marges territoriales de leur cité, de leur commune, et défenseurs de la cause animale, qui luttent pour l'interdiction radicale et définitive de tout spectacle (itinérant, de la balle ou pas), mettant en scène des numéros à animaux, parfois maltraités indignement,d'autres fois non. Les chevaux de la saga Gruss sont-ils maltraités ? Selon moi, les animaux à interdire sur piste sont avant tout d'origine sauvage, et les espèces domestiques incarnent un problème différent.
A l'origine du cirque, il y eut Franconi, les écuyères... au début du XIXe siècle.
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Car le cirque "classique" est un spectacle traditionnel populaire d'origine somme toute récente lorsqu'on raisonne à l'échelle des temps longs historiques... Sa mort annoncée l'aura  fait durer moins que les gladiateurs antiques...
Afin de nous expliquer, adoptons une perspective historique qui nécessite le retour aux origines du cirque classique : origines britanniques, londonienne, avec Philip Astley, le 7 avril 1768.
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 Nous passerons ensuite à Franconi, puis à  Phineas Taylor Barnum. Ma position en faveur de la conservation des cirques équestres s'explique aisément : le cheval est au centre de la naissance du cirque, pas le lion, ou l'éléphant. La dynastie Gruss a raison sur ce point en intitulant son spectacle "Cirque Gruss à l'Ancienne". Posons-nous la question : le cirque qu'est-ce que c'est ? Au départ, il s'agit d'une arène. Pour Philip Astley, il ne s'agissait pas de ressusciter les arènes romaines, le Colisée (le cirque Maxime, qui n'avait pas la forme arrondie, servait aux courses de chevaux) et leurs divertissements cruels, mais de proposer un spectacle nouveau, plus conforme à la civilisation européenne plus "policée" de l'an 1768. Et le cirque anglais s'exporta promptement sur le continent, en France dès 1774, avant de conquérir le monde. Le bouffon, quant à lui, préexistait au cirque : au XVIIIe siècle, il devint le clown, ce garçon de ferme, ce serviteur benêt, incapable de monter à cheval, servant de faire-valoir aux représentations équestres d'Astley...
A Astley (1742-1814) et ses numéros équestres éblouissants et périlleux succéda, à la génération suivante,  l'Italien Antonio Franconi (1737-1836), paradoxalement plus âgé, et mort quasi centenaire : Franconi est le véritable initiateur du cirque français, bien qu'Astley, mort à Paris, ait trouvé sa dernière demeure au Père-Lachaise... Ecuyer prodigieux, ancien bateleur et médecin ambulant, il s'associa à Astley en 1783, à l'Amphithéâtre anglais, créant, dix ans plus tard, en 1793, le Cirque-Olympique (qui prit ce nom en 1807, après un premier déménagement). Il fut à l'origine de toute une dynastie de Franconi, d'enfants de la balle, comme il y eut plus tard les Fratellini. Outre l'attraction des chevaux, ce fut la vogue des funambules et des danseuses de corde : Mlle Malaga et Mme Saqui qui firent la grandeur des cirques du XIXe siècle. Antonio Franconi repose aussi au Père-Lachaise...
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Le Cirque-Olympique demeurait un lieu de spectacles hybrides, puisque la pantomime et le mélodrame y eurent leur place.
De fait, ce sont les Américains, avec Phineas Taylor Barnum (1810-1891), qui métamorphosèrent le cirque en une industrie du spectacle colossale et fructueuse, très lucrative, en multipliant les pistes, en instaurant la démesure malsaine des freak shows, en instaurant le règne des phénomènes de foire, les immenses ménageries et les animaux rares : la dérive du cirque classique date de là, avec l'obligation de la présence d'animaux sauvages dressés, éléphants et fauves... Les Britanniques contribuèrent également au développement des cirques avec ménagerie avec les Pinder, à compter du milieu du XIXe siècle. Pinder se francisa aussi.
Quant aux clowns, leur rôle grandit, au-delà de la notoriété de Joseph Grimaldi (1778-1837), auquel Charles Dickens consacra un livre redécouvert en France ces dernières années.
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Il y eut le partage des rôles entre le clown blanc et l'auguste, la formation de tandems célèbres comme Footit et Chocolat.
Le cirque classique atteint son apogée en France sous la IIIe République, avec pour corollaire le début de la démocratisation des loisirs. Il incarne alors un des spectacles populaires par excellence tandis que cinéma et bande dessinée le glorifient ou le prennent pour cadre de la terreur et de l'étrange avec Tod Browning.
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Les noms de Pinder, Bouglione, Medrano, Amar, Knie et d'autres encore résonnent dans les mémoires. Mais, à compter des années 1960-70, ce cirque dit "académique" commence à s'essouffler, à entrer en crise, sous l'assaut de la concurrence d'autres divertissements comme le cinéma, la radio et la télévision. Le Cirque Bodoni de Peyo et Walthéry, paru dans Spirou en 1970, est emblématique de cette crise : on y voit un petit cirque familial vivoter, et ne s'en sortir qu'avec la promotion d'une attraction rare, spectaculaire, Benoît Brisefer, en quelque sorte héritier des phénomènes de foire, hercules, freaks et autres. Benoît est convoité et racheté par un "gros" du cirque urbain en dur.  Il en allait déjà de même chez Franquin, au début des années 1950 dans Les Voleurs du Marsupilami : non seulement Spirou et Fantasio s'engagent au cirque Zabaglione pour récupérer le Marsupilami, mais ils utilisent la couverture fictive d'un numéro proprement extraordinaire et magique, celui des frères Cam et Léon, aidés toutefois par une invention du comte de Champignac. Et Spip l'écureuil paie lui-même de sa personne, gesticulant revêtu d'une espèce de cagoule ou froc noir, annonçant l'esprit maléfique de l'épisode d'Au-delà du Réel Planète miniature.
Agissant en pionnier, Franquin critique le recours aux animaux rares dans les ménageries et les numéros qui connaissent une surenchère... Il en ira de même dans la série de marionnettes d'Albert Barillé Les Aventures de l'Ours Colargol où l'ourson chantant en fa en sol est enlevé et esclavagisé au profit du cirque Pimoulu. Tout cela reflète une prise de conscience de la maltraitance des animaux des ménageries, au moment où le zoo traditionnel lui-même bat de l'aile. Le nouveau cirque naît alors en réaction, se développe avec le Cirque du Soleil, le Cirque Plume, Archaos, Zingaro etc. Ce cirque contemporain, proche de la performance, des spectacles hybrides théâtraux, a la faveur de la critique, des médias et du public, tandis que le cirque ancien, parfois condamné en justice, vivote, fait faillite, ferme ses portes après avoir été contraint de supprimer les spectacles à animaux : ce fut le cas de Barnum au printemps dernier.
Je voudrais à présent saluer la mémoire de Jean Richard (1921-2001).
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 Lorsque Jean Richard racheta Pinder en 1972, il était déjà en difficulté. Or, on l'oublie souvent, ce comédien estimable, célèbre Maigret pour la télévision, contribua à faire reconnaître le cirque "classique" comme un Art à part entière... tout comme Annie Fratellini,
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 sa contemporaine. Il s'y était intéressé dès la fin des années 1950 en s'associant avec la famille Gruss.

 Il avait été victime d'un grave accident de voiture en 1973, alors que l'incendie catastrophique d'un cirque l'avait bouleversé. Jean Richard aimait les animaux, et les chevaux. C'était un authentique cavalier, un passionné. Il fut administrateur de la SPA : on ne peut l'accuser de maltraitance, de cruauté, envers les animaux des ménageries qu'il gérait.
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Les petits cirques familiaux, nomades, itinérants, gagnant petit à la Bodoni existent toujours au XXIe siècle en leur précarité les vouant à l'extinction et au mépris. Ils deviennent emblématiques d'une certaine France d'en bas, forcément réac, conservatrice, espèce de survivance fossile résiduelle d'un ATP (art traditionnel populaire) réduit ad Petainum. Ils sont montrés du doigt pour leurs animaux encagés ou non (lamas et autres camélidés désormais plus fréquents que les lions ou tigres trop chers). Ils souffrent d'un déficit aigu d'image, sont déclassés tout comme les anciens "gros" Bouglione, Amar, Pinder et autres qui n'ont plus les faveurs des nouveaux honnêtes gens. Souventes fois, les édiles leur barrent  l'accès communal comme je l'ai dit plus haut. Rejetés à la périphérie, tels les campements Roms ou les cimetières, ils sont stigmatisés ; ils puent à cause des effluves que leurs rares fauves exhalent de leurs cages roulantes sans omettre le crottin des chevaux et poneys. Ils sont cuits et le savent ; sans doute constituent-ils aussi des réservoirs (modestes) de voix pour le parti que l'on sait... Ils sont ringards, franchouillard et pour beaufs... Telles sont les images sous-jacentes véhiculées sur ces petits cirques, ces clichés et a-priori dont ils souffrent. Il faut avoir la vocation pour accepter la vie foraine, de gens du voyage, des artistes de ces cirques-là ! Ces cirques sont nos actuels barons de Sigognac, enrôlés parmi une troupe de saltimbanques errante et miséreuse, traînant ses oripeaux théâtreux de contrée en contrée, à la manière de l'Illustre Théâtre de Molière au milieu du XVIIe siècle. Peine perdue pour eux : la télévision ne les filme plus.
On parle parfois de leurs déboires, au détour de quelque article régional ou local en ligne. De faveur nationale,  ils n'en bénéficient point, n'étant plus désormais reconnus comme  un art officiel, bien qu'ils fassent partie de la mémoire populaire collective. Contrairement aux idées reçues, les bourdieusants n'ont pas détruit que l'ancienne culture bourgeoise : la culture populaire antérieure est elle aussi en train de passer à la trappe sans que nul n'y prenne garde. Le cirque du XXIe siècle, c'est désormais l'Autre, le contemporain, puisque dans leur cas, caméras et photographes s'y rendent. Ils peuvent agoniser en silence, dans leur coin, nul ne s'en souciera.
Ils furent le peuple d'hier, pour le peuple d'hier, par le peuple d'hier.  On les stigmatise, on les raille, on les moque.
Récapitulons une ultime fois les préjugés et présupposés, la phraséologie courant sur les cirques traditionnels si chers à la "France périphérique" de Christophe Guilluy. Il est significatif que feu le musée des ATP, lui aussi victime de la reductio ad Petainum, possédait des  collections de costumes de clowns anciens, ainsi qu'une spectaculaire maquette du cirque Pinder, choses que je pus admirer en 2001. Ces collections, il est aisé de le comprendre, ont perdu toute chance d'exposition en l'actuel MUCEM, fort Saint-Jean ou pas : ils ne font plus partie du projet culturel du MUCEM, et même la maquette de chapiteau et de ménagerie du Temps des Loisirs a, je crois, cessé d'être montrée l'an passé au public, démontée quelque part en des réserves du côté de la Belle-de-Mai.
Immobilisme, sclérose, ankylose, académisme, tradition figée, manque d'ambition, numéros répétitifs sans imagination créative, ronron, routine... pour ne pas écrire franchement nécrose. Que de termes pour qualifier négativement les petits cirques itinérants à l'ancienne vivotant cahin-caha, de bourgade en bourgade, et gagnant peu de sous à l'ère du numérique nomade omnipotent !
Heureusement nous reste la dynastie Gruss, à Piolenc (Vaucluse) qui perpétue la haute tradition du cirque équestre originel d'Astley et Franconi !
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Prochainement : Le Chemin du Diable de Jean-Pierre Ohl : un roman "oublié" par la critique officielle.

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mardi 6 juin 2017

Ces écrivains dont la France ne veut plus 19 : Patrice de La Tour du Pin.

La culture, c'est ce qui demeure dans l'homme lorsqu'il a tout oublié. (Edouard Herriot)

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Le Français a le coeur à gauche, mais le portefeuille à droite. (Anatole de Monzie)

Chaque fois qu'un critique de film voue aux gémonies une oeuvre sérieuse, pour ne pas dire pédagogiquement indispensable, je n'ai plus qu'une envie : me venger en lui infligeant, ligoté sur une chaise, la torture de la diffusion en boucle, des heures durant des bandes-annonces des comédies italiennes grivoises et déshabillées des années 1970-1980 et notamment des navets d'Aldo Maccione. Ainsi, il apprendra ce qu'est vraiment un mauvais film. (Réflexion de Moa) 

On ne peut que difficilement pleurer des personnes défuntes ou des animaux et des plantes disparus lorsqu'on ne les a ni vus, ni connus, lorsqu' a fortiori, on n'en possède aucune image fixe ou mobile propre à en entretenir le souvenir. (un philosophe anonyme contemporain) 

Patrice de La Tour du Pin (Paris - 16 mars 1911 ; Paris - 28 octobre 1975). Encore un de ces poètes dont on parle peu, ou fort discrètement, bien qu'il appartienne tout entier à la poésie du XXe siècle.


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Il descendait de Condorcet par sa mère et du chef protestant René de La Tour du Pin Gouvernet par son père. Celui-ci, François de La Tour du Pin, lieutenant au 298e régiment d'infanterie, mourut dès le début de la première guerre mondiale, à la bataille de La Marne. Patrice, sa soeur et son frère aîné, furent élevés par leur mère et leur grand-mère entre Paris et Bignon-Mirabeau, dans le Gâtinais.
Patrice de La Tour du Pin fut un poète catholique discret. Sans doute est-ce là une des raisons pour lesquelles il intéresse peu. Nous avons déjà pu constater dans cette série d'articles le nombre des écrivains catholiques et communistes délaissés par l'époque actuelle.
De l'oeuvre poétique de Patrice de  La Tour du Pin, je confesse ne rien connaître, parce qu'il n'était jamais au programme, parce qu'on ne me le donnait pas à étudier, lire, apprécier. Peut-être eût-il fallu que je suivisse mes études secondaires dans un établissement privé ? J'assure cette tribune au nom d'un écrivain français très peu médiatisé, comme le furent Pierre Emmanuel ou Guillevic, dont les morts n'intéressèrent personne en 1984 et 1997. Les vidéos d'archives de l'ORTF consacrées à notre poète et conservées par l'Ina dans l'émission remarquable "Archives du XXe siècle" ne sont accessibles qu'aux professionnels sur Ina media pro !
Le site "Recours au Poème" se permet cette brève citation constituant les deux premiers vers de Quête de Joie afin de démontrer le génie et la précocité (il a moins de vingt ans) de Patrice de La Tour du Pin :

Tous les pays qui n'ont plus de légendes
Seront condamnés à mourir de froid.


Est-ce là une prescience, une prémonition de la glaciation culturelle qui nous menace, ou une simple observation de bon sens, à moins qu'on n'interprète ces vers dans un mauvais sens, leur accordant une signification réactionnaire ? Il s'agit là d'un malentendu, et je préfère poursuivre mon exposé. C'est à compte d'auteur, en 1933, que notre  Quête de Joie fut publiée en 1933. Toute sa vie, Patrice de La Tour du Pin se montra résolument comme un écrivain discret, non médiatique (ce qui dessert peut-être sa réputation posthume en un monde contemporain régi par la société du spectacle étudiée et dénoncée par Guy Debord, monde où seule compte l'exposition de soi, de l'image de soi, dans les médias et les réseaux sociaux : ceci est de l'exhibition égoïste). La télévision française d'autrefois fut sans doute un support et vecteur idéal pour mieux le connaître, le cerner, du temps où le service public signifiait quelque chose. Et il est à craindre que l'accessibilité à la poésie de Patrice de La Tour du Pin, que la disponibilité de ses ouvrages, s'acheminent vers un tarissement, ce qui, immanquablement, le fera tomber dans le domaine de la littérature orpheline, au moment où le Conseil d'Etat, par une décision quelque peu absurde, vient de couper court au rêve de l'entreprise ReLire, tandis qu'aux Etats-Unis, Google a reçu l'aval en 2016 de la Cour Suprême pour numériser et publier sans autorisation des auteurs et ayants droit toute la littérature existante non tombée dans le domaine public !
Lectrices et lecteurs, il vous suffit d'effectuer une petite visite sur le site Gallimard, détenteur des droits sur les recueils de Patrice de La Tour du Pin pour dresser un constat amer : la plupart de ces recueils ont été édités du vivant de l'écrivain, et peu ont bénéficié de réimpressions récentes : le dernier "effort", si on peut l'écrire, remonte à 2010-2011, à l'occasion de son centenaire, au profit d'une anthologie de la collection blanche forcément partielle et fragmentaire... Imaginez Victor Hugo indisponible et réduit à Toute la Lyre, qui fut une parution posthume des années 1888-1893. Vous vous ferez ainsi l'idée de ce qui se passe au XXIe siècle pour Patrice de La Tour du Pin.
Mais revenons aux poèmes eux-mêmes... Par exemple Amphise, cité en intégralité sur le site "Recours au Poème" :

Je sortais de moi lentement,
Je fus pris dans un beau vent souple
Chaud comme un naseau de jument
Et velouté comme sa croupe.
Et tous les regards forestiers,
Perles de givre dans les branches
Ou tapis comme les pervenches
Me regardaient qui m'éloignais.
Ils m'en voulaient de cette fuite,
Car j'abandonnais ma forêt
Intime et sourcilleuse et triste
Pour un beau vent bien moins secret.
Ils me reprochaient mon envol,
Leurs yeux me perçaient durement,
Mais le vent baissa jusqu'au sol
Et moi j'ai enfourché le vent...


Je ne vous offre là qu'un extrait toutefois suffisant pour pouvoir juger l'art de Patrice de la Tour du Pin.  Il y a aussi Enfants de septembre, dédié à Jules Supervielle :

Les bois étaient tout recouverts de brumes basses,
Déserts, gonflés de pluie et silencieux ;
Longtemps avait soufflé ce vent du Nord où passent
Les Enfants Sauvages, fuyant vers d'autres cieux,
Par grands voiliers, le soir, et très haut dans l'espace


J'avais senti siffler leurs ailes dans la nuit,
Lorsqu'ils avaient baissé pour chercher les ravines
Où tout le jour, peut-être, ils resteront enfouis ;
Et cet appel inconsolé de sauvagine
Triste, sur les marais que les oiseaux ont fuis.


Il est vrai qu'au commencement des années 1930, Supevielle fut le mentor de La Tour du Pin et contribua à le faire publier et connaître...

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Mais  lit-on encore Supervielle de nos jours ?
Wikipedia reproduit la liste suivante d'oeuvres :


D'un aventurier. Poème, éditions de Mirages, Tunis. 1934.
Psaumes, Paris, Gallimard, 1938,
La Quête de Joie, Paris, Gallimard 1939,
Une somme de poésie, Paris, Gallimard, 1946
La Contemplation errante, Paris, Gallimard, 1948
L’Enfer, avec des lithographies d’Élie Grekoff, Paris, Éditions de Cluny 1949,
Le Second Jeu (Une somme de poésie, II), Paris, Gallimard, 1959,
Petit théâtre crépusculaire (Une somme de poésie, III) Paris, Gallimard, 1963,
Petite somme de poésie, Paris, Gallimard, 1967,
Une lutte pour la vie, Paris, Gallimard, 1970,
Psaumes de tous mes temps, Paris, Gallimard, 1974,
Une somme de poésie, Paris, Gallimard, 1981 (trois volumes : Tome I  : Le Jeu de l'homme en lui-même, Tome II : Le Jeu de l'homme devant les autres (1982), Tome III : Le Jeu de l'homme devant Dieu (1983)).

«Notre base n'est pas la poésie, notre base est l'homme… Que deviendrait le chant loin des hommes, que signifie le plan propre à la poésie ? à quoi sert-il de s'aventurer sur le prétendu plan de l'art pur, sinon pour acquérir certaines richesses techniques et pour explorer sans vraiment coloniser ? que veut dire cette pureté ? Vous qualifiez les domaines avec des termes qui ne conviennent qu'aux âmes ; et l'amour inclinera vers le froid… Quoi que vous fassiez dans votre œuvre, vous vous faites vous-mêmes. Vous avez tracé des allées intérieures où vous vous êtes engagés… Quoi que vous fassiez, vous aurez appliqué ces heures de votre vie, vous aurez nuancé votre éternel…»

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Ainsi s’exprimait Patrice de La Tour du Pin au sujet de son art. Alors se pose la question couplée : qu'est-ce qu'un poète majeur ; qu'est-ce qu'un poète mineur ? L'appréciation est subjective et diffère d'un individu à l'autre. Patrice de La Tour du Pin paie-t-il son engagement catholique, chrétien, comme Pierre Emmanuel ?   Cependant, nous est imposé d'en-haut, par les spécialistes et l'Education Nationale le florilège de celles et ceux jugé(e)s d'importance dans l'Histoire de la littérature. Ah, ces sacro-saints programmes scolaires et écrivains du bac, ces figures imposées laissant la place à peu de femmes !  Après Yves Bonnefoy,
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 aucun nom de poète ne vient spontanément aux lèvres du public (le public cultivé, cela va de soi, ce qui réduit encore plus notre panel s'il s'agissait d'établir des statistiques de notoriété), a fortiori aucun nom de poète vivant. Bonnefoy lui-même n'a jamais pu franchir le Rubicon du prix Nobel de littérature, bien qu'il fût longtemps demeuré sur la liste d'attente où l'on finit par l'en retirer en ses dernières années.  La poésie traverserait-elle le même désert qu'au XVIIIe siècle qui la malmena fort ? Qui se soucie encore de Lebrun-Pindare, de Parny,
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 de Delille, de Ducis, tous contemporains de la fin de l'Ancien Régime et de la Révolution ? Or, ils furent des célébrités en leur temps. La notoriété posthume d'un poète, d'un auteur, ne se mesure pas à ses ventes, à sa présence médiatique. Nos actuelles Annie Ernaux, Maylis de Kérangal, Amélie Nothomb et autre Delphine de Vigan sans omettre Virginie Despentes ne risquent-elles pas un effacement post-mortem ? Leur sort ne sera-t-il pas celui de Paul Bourget ? Seul l'avenir juge et effectue le tri...

Prochainement : l'agonie silencieuse des cirques à l'ancienne (à l'heure où le cirque Plume jette hélas l'éponge).

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