dimanche 19 mars 2017

Musée Dupuytren et Musée de l'Homme : le syndrome Gunther von Hagens.

Cambon, nous crois-tu conspirateurs ? Regardez, il ne le croit pas, il rit ! Greffier, écris qu'il a ri ! 
(Danton, à son procès : citation de mémoire)
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Pour passer le temps, j'ai mangé les contrats ! (André Franquin : Demesmaeker dans Gaston Lagaffe après avoir été coincé dans un ascenseur en panne à cause de Gaston)

Merdre ! (le Père Ubu : Alfred Jarry, Ubu roi, acte 1 scène 1)

Le XIXe siècle (on peut aller approximativement jusqu'au milieu du siècle suivant) fut l'époque de l'exhibition de l'Autre : fou, indigène, monstre de foire ou freak, cadavre... Le XXIe siècle est devenu celui de l'exhibition de Soi sur les réseaux sociaux. Autrefois, la foule avide de sensations fortes prisait les expositions humiliantes des zoos humains, celles des corps difformes ou anormaux baptisés du nom de phénomènes, vivants ou morts, dans les cirques ou les bocaux de formol,  celles des morts dans les catacombes, les ossuaires ou, plus "frais", dans les morgues et les amphithéâtres où l'on se pressait pour assister aux dissections publiques si ce n'était pour éprouver des sensations morbides au spectacle de la putréfaction des noyés de la Seine. Les fous, quant à eux, étaient exhibés comme autant d'incarnations de l'altérité auprès de doctes réunions d'aliénistes ou autres savants. Livres, affiches, photographies, cartes postales, diffusaient un discours qui sur l'indigène, le sauvage, qui sur la femme à barbe, l'homme-chien, le nain, le géant ou d'autres curiosités - malsaines - de la nature. Les muséums d'Histoire naturelle, en leur capharnaüm, débordaient de squelettes et de crânes ethniques et pathologiques, de moulages anatomiques, généralement en cire, d'écorchés, parfois réels, et de foetus humains ou animaux baignant dans des solutions préservatrices plus ou moins alcoolisées...
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Ces temps paraissaient révolus jusqu'à ce qu'un anatomiste allemand, inventeur d'un procédé bien particulier, la plastination, les remît à l'honneur, à des fins tout à la fois mercantiles et voyeuristes : Gunther von Hagens.
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Les expositions qu'il organisa çà et là firent un tabac, jusqu'à ce qu'en France, l'éthique imposât qu'on les interdît.
Cette interdiction, lorsqu'il s'agissait de corps de provenance douteuse, était louable et nécessaire, nonobstant l'intérêt scientifique souvent perverti par l'argent et le spectaculaire, intérêt scientifique et "pédagogique" réduit à un prétexte.. Là où blessa le bât, ce fut lorsque nos moralistes contemporains prompts à un effarouchement "victorien" facile,  s'en prirent aux pièces indésirables et inavouables de telle ou telle collection ou musée public dont ils obtinrent la relégation voire pis, la fermeture et la mise au placard dans des réserves désormais accessibles aux seuls professionnels. Certes, il était bon qu'on ne montrât plus les restes humains des victimes de la colonisation, mais les choses se gâtèrent quand, toujours au nom de l'éthique et du politiquement correct, on finit par ne plus vouloir exposer quoi que ce fût de gênant pour les yeux pudibonds.

Ainsi, j'appris que nos moralistes, sous prétexte d'une mauvaise conservation des pièces, avaient eu "la peau" du musée Dupuytren, voué à l'anatomie pathologique et à la tératologie. Ce lieu ineffable, que j'avais eu la chance de visiter en octobre 2001, venait de fermer ses portes le 25 mars 2016, dans l'indifférence terminale des pouvoirs publics désintéressés par toutes les formes de patrimoine non immédiat... On le réduisit à un simple musée des horreurs, à une succursale de tout ce qu'il est malséant de montrer au XXIe siècle : tabous de la mort et de la difformité phénoménale à la Husserl. Après l'affaire des collections de cires Spitzner-Orfila, qui défraya la chronique médico-scientifique à la fin du XXe siècle, cela faisait désordre. Ces collections d'anatomie non pathologiques se trouvaient au musée Delmas-Orfila-Rouvière, 45 rue des Saints-Pères à Paris 6e. Sa fermeture au début du XXIe siècle suscita polémique et inquiétudes pour le devenir de collections fragilisées dont se posait la question de la conservation et du stockage dans des conditions adéquates. La mise au placard du musée Dupuytren à Jussieu, en accès unique sur rendez-vous pour les "cognoisseurs" que sont les carabins et les mandarins ajoute au malaise général d'autant plus que cet épisode vient compléter une longue litanie incluant le musée de l'Assistance publique -hôpitaux de Paris, lui aussi désormais fermé depuis le 30 juin 2012, même si des projets de réouverture dans un autre site que l'hôtel de Miramion sont annoncés sans concrétisation claire (on parle de l'Hôtel-Dieu de Paris pour 2018). Certes, les collections Spitzner-Orfila ont été cédées en 2011 à la fac de médecine de Montpellier, où, comme en témoigne un reportage régional de F 3 diffusé le week-end du 18-19 mars 2017, elles se trouvent bien exposées comme collections historiques dignes de la Specola de Florence.
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 Et j'ajoute avoir vu la célèbre césarienne de cire de Spitzner au musée de l'Homme en 2006, en l'une de ces innombrables expos qu'organisait dans l'indifférence générale de nos a-médias un musée qu'on avait trop tôt condamné...
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Désormais, sur Paris et ses entours, ne demeurent comme musées de curiosités médicales et anatomiques que celui du Val-de-Grâce, qui appartient au Service de Santé des Armées (les musées du Ministère de la Défense, c'est heureux, ne sont pas menacés de cessation d'activité par les cuistres de tout poil !), celui de l'université Descartes Paris V consacré exclusivement à l'histoire de la science médicale, et bien sûr celui de l'école vétérinaire d'Alfort avec ses célébrissimes écorchés de Fragonard. Faudra-t-il bientôt nous rendre jusqu'à Saint-Petersbourg pour s'extasier devant des bocaux aux effrayants contenus ?
Parlons justement du Musée de l'Homme, rouvert (enfin !) avec fracas en octobre 2015, événement sans pareil et très attendu de ma personne. Tout y est admirable, mais le "politiquement correct" hors interdits post-coloniaux tout à fait justifiés éthiquement parlant y a connu quelques dérapages :
- refus, hors du crâne de Descartes, d'exposer des restes humains de personnalités connues nommément désignées ;
- refus d'exhibition des foetus humains ;
- refus d'y montrer des momies d'enfants, à l'exception d'une si emmaillotée qu'on n'y voit rien...
Les deux derniers points résultent de la peur de "faire" du Gunther von Hagens, qui, aux Etats-Unis, ne s'est pas gêné pour consacrer tout un espace d'exposition aux foetus humains "plastinés" et à leur développement... sans nulle traçabilité des emprunts obstétricaux. Or, jusqu'à sa fermeture en 2009, l'ancienne version du Musée de l'Homme nous montrait, sans que cela gêne et dérange, des séries de foetus contenus dans d'étranges récipients prismatiques, échelonnés de 8 à 22 semaines de gestation : je les vis baigner dans leur suc indéterminé, colorés étrangement bien qu'ils fussent devenus translucides, de 1976 à 2008 !
De même, pour les momies d'enfants, la position éthique actuelle du Musée de l'Homme marque malheureusement un recul par rapport à l'expo de préfiguration de 2007-2009, L'Homme exposé puisqu'y étaient montrées, sans nul haut le coeur politiquement correct, la momie gallo-romaine des Martres d'Artières, découverte près de Riom en 1756 et un enfant "chinook"...
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Certes, mes souvenirs de 1976 avaient occulté vingt ans durant ces visions "chimériques" et horrifiques de momies d'enfants, certaines étant précolombiennes. Qui se souvient, pourtant, que la défunte collection d'ouvrages pédagogiques pour la jeunesse Gallimard les Yeux de la Découverte avait consacré un volume entier aux momies et montrait sans vergogne celles d'un bébé Inuit et de la célèbre fillette de deux ans de la crypte des Capucins de Palerme ?
Qui se souvient aussi de la célèbre momie de la fillette péruvienne Juanita, remarquablement conservée, à laquelle plusieurs documentaires furent consacrés ? Cette pudibonderie bien hexagonale de nos Tartuffe français vis à vis de la question du dévoilement au grand public, dans toute leur crudité post-mortem des momies infantiles devrait faire sourire le spécialiste de la question des corps préservés andins, Johan Reinhard, qui oeuvra longtemps pour le National Geographic. 
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Je suis tout à fait d'accord de la nécessité de ne plus exhiber le moulage dénudé de la Vénus hottentote (que je pus voir en 1976 dans toute son obsédante crudité gibbeuse) mais le camouflage actuel de certains spécimens non coloniaux, fragilité des pièces ou pas, relève de la plus franche hypocrisie et d'une lâcheté stupide. Cela empêche les gens d'être confrontés à une forme de l'horreur réelle, véridique, authentique, qu'ils se refusent à regarder, à'observer (car ils seraient accusés de voyeurisme malsain), à l'heure où l'horreur fictionnelle de cinéma, forcément ancrée dans l'irréalité, trouve de plus en plus difficilement accès aux salles. Paradoxe !

Prochainement : début d'une nouvelle série consacrée aux peintres dont plus personne ne veut, avec les frères Le Nain, dont on gage et parie que l'exposition à eux consacrée au Louvre Lens, qui débute cette semaine, passera à peu près inaperçue de nos a-médias audiovisuels qui se fichent du patrimoine antérieur au contemporain comme de la première paire de chaussettes d'Einstein (il ne portait plus celles-ci, car il disait qu'elles sont faites pour être trouées).

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