samedi 14 mai 2016

Ces écrivains dont la France ne veut plus 12 : Saint-John Perse.

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Une pluie drue tombait depuis tantôt trois heures sur les sentines enténébrées des quartiers lépreux de la grand’ville tentaculaire. L’onde diluvienne se déversait à loisir depuis un ciel sinistre et noir dont la teinte de plomb mortifère était à la semblance d’un enfer aqueux. (Aurore-Marie de Saint-Aubain : Le Trottin chapitre premier incipit Louis Morand éditeur 1890)

Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un oeil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. (Jean-Baptiste Del Amo : Une éducation libertine première partie chapitre I incipit Gallimard 2008)


Péguy, Dieu que c'est beau ! Mais c'est vieux ! Ce n'est plus dans les moeurs d'aujourd'hui de lire de la poésie. (souligné par nous) J'ai cherché un moyen susceptible de donner un goût et une compréhension du texte de Péguy, qui est universel. (Bruno Dumont, cinéaste, au sujet de son projet d'adapter au cinéma Jeanne d'Arc de Charles Péguy. Interview de Frédéric Theobald (extrait) in : La Vie n° 3689 du 12 au 18 mai 2016)

Les paroles du réalisateur Bruno Dumont, en ouverture de cet article, ne reflètent aucune volonté polémique. Elles constituent un constat amer : le début du XXIe siècle semble ne plus aimer la poésie, rêveuse, déconnectée du matérialisme hayekien abject pur et dur, qui colonise et pollue, via la marché, l'intégralité de notre existence, tel l'Etat unique du Bienfaiteur d'Eugène Zamiatine dans Nous Autres, récemment analysé en ce même blog. 
Saint-John Perse (1887-1975), appartient à cette catégorie de poète rejetés, sous prétexte de l'intellectualisme aigu de son oeuvre. 
Tout comme Paul Claudel, il fut avant tout diplomate. Alexis Leger (il tenait à ce qu'on orthographiât son nom sans accent) incarne par excellence ces écrivains à double casquette, dont la carrière professionnelle, prestigieuse, ne contrecarra aucunement l'inspiration de la plume. Il fut secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, à compter de 1933, en remplacement de Philippe Berthelot, gravement malade. On peut le qualifier de "secrétaire général du Quai d'Orsay". Partisan de la paix, de la réconciliation franco-allemande, Alexis Leger voulut poursuivre l'oeuvre de son mentor Aristide Briand, le grand ministre des affaires étrangères des années vingt. Notre poète peut être considéré comme l'un des auteurs des accords de Locarno de 1925. De même, une fois le danger nazi apparu, lors de la première tentative d'Anschluss de 1934, Alexis Leger devint un des moteurs du front de Stresa, célèbre conférence au cours de laquelle Mussolini afficha sa volonté de contrer les ambitions hitlériennes. C'était en 1935, et la guerre d'Ethiopie qui s'en suivit fit basculer le Duce dans le camp nazi. 
C'est sans doute la raison pour laquelle Alexis Leger finit par devenir un symbole des contradictions, des atermoiements et des errements de la politique étrangère de la IIIe République lors de la marche à la seconde guerre mondiale. Cette ligne erratique a bien été analysée par le grand historien Jean-Baptiste Duroselle dans son ouvrage : Politique étrangère de la France, la décadence aux éditions du Seuil. Les morts successives d'Aristide Briand (en 1932) et de Louis Barthou,
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 assassiné à Marseille avec le roi Alexandre 1er de Yougoslavie (1934), laissèrent un vide dont la diplomatie de la France ne se releva pas : cela conduisit à la capitulation de Munich face à Hitler. 
Sans doute un homme comme Paul Reynaud jugeait-il qu'Alexis Leger avait une part de responsabilité dans les événements, cette politique passive devant la montée du péril nazi : président du Conseil en pleine tourmente, il limogea Alexis Leger alors que la défaite de juin 1940 se profilait à l'horizon.

On comprend mieux l'animosité réciproque de Saint-John Perse et du général de Gaulle, éclairée par les circonstances et les événements historiques : le premier nia toute légitimité à de Gaulle et à la France libre, préférant l'exil aux Etats-Unis plutôt que la poursuite à Londres de la lutte. Son geste rappelle celui de Bernanos. Bien qu'il eût été radié de la Légion d'honneur par Vichy et déchu de la nationalité française, Léger refusa tout ralliement à la cause gaulliste, préférant écouter Roosevelt qui n'aimait pas le Général. De Gaulle ne pouvait pardonner ni au diplomate ni à l'écrivain. Il s'opposa semble-t-il à toute candidature de Saint-John Perse à l'Académie française et ne le félicita nullement lorsqu'il obtint le prix Nobel de littérature en 1960, avec l'appui des Etats-Unis et du secrétaire général de l'ONU. 
C'est pourquoi Saint-John Perse fut politiquement persona non grata, quasi exclu des programmes scolaires (on n'en parle presque jamais) et jugé comme un poète difficile, hermétique, sorte de dernier représentant d'une poésie mallarméenne illisible et imbuvable. Ce procès d'intention niait les qualités littéraires indéniables de celui qui, entre autres noms de plume, avait adopté celui de  Saint-John Perse à compter de la publication d'Anabase en 1924. Or, c'était oublier que le poète était actif, publié depuis 1908 avec Des villes sur trois modes, que ses origines guadeloupéennes (il naquit à Pointe-à-Pitre) ne pouvaient que jouer en faveur d'une inspiration singulière. Certes, Saint-John Perse n'est pas rattachable à l'esthétique noire puisque créole, même s'il quitta la Guadeloupe à douze ans pour la métropole, à Pau. Ses rencontres successives avec Francis Jammes, Paul Claudel et André Gide furent décisives. 

Sur trois grandes saisons m'établissant avec honneur, j'augure bien du sol où j'ai fondé ma loi.

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Ainsi débute Anabase.
  
L'écriture est superbe, très recherchée. La qualité littéraire extrême de la poésie de Saint-John Perse, qui relève pourtant de plain pied de la littérature du XXe siècle, est source de malentendus. Son maniérisme exacerbé semble la ranger parmi les ultimes avatars des recherches "art pour l'art" du XIXe siècle, comme s'il se fût agi du dernier disciple de la ô combien fictive Aurore-Marie de Saint-Aubain ! Rien de tout cela en fait, le reste n'étant qu'imagination pure...
Je pense avant tout que la poésie est affaire de musique, sans doute à cause de mes origines méditerranéennes. Pas plus tard qu'hier, je me délectais à la lecture bilingue simultanée (italien et français) de la poésie insigne de Dino Campana (1885-1932)
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 en son recueil des Chants orphiques, publiés en 1914.  La poésie de Dino Campana reflète l'essence même de la langue italienne, romane s'il en est. Or, ne l'oublions pas, Saint-John Perse écrit aussi dans une langue romane, musicale d'abord, et la musicalité de ses vers et de sa prose poétique n'est pas sans faire songer aux îles, à la langue créole qu'il entendit enfant en Guadeloupe.
C'est ainsi que demeure en moi une aspiration esthétique fondamentale, sorte d'aspiration je dirais intuitive, quasi atavique, en faveur de ce type de poésie, certes datée pour le lectorat commun, poésie rythmée, scandée, faite pour être lue à haute voix, déclamatoire, ainsi qu'il en fut dans l'aire méditerranéenne gréco-romaine, lorsque l'oralité de l'aède, de l'Orphée, primait, lecture auditive envoûtante (afin que toute la subtilité du texte nous soit révélée). Oralité bardique aussi, pour employer le néologisme d'Antoine Volodine.
Il est amusant de constater que la fréquentation de Saint-John Perse a pu incidemment influer sur la versification de mon hétéronyme Aurore-Marie. Prenons le procédé de répétition à transformation d'un vers, qui diffère de celui, à l'identique, que l'on retrouve chez Baudelaire (par exemple, dans la Prière à Satan). Il ne s'agit pas non plus d'un pantoum, poème d'origine malaise, où le principe consiste à répéter un vers en le décalant dans les strophes.

J'honore les vivants, j'ai face parmi vous. (...)
J'honore les vivants, j'ai grâce parmi vous. (...)
J'honore les vivants, j'ai hâte parmi vous. (...)
(Chanson du présomptif) 

Dans la poésie, pour une fois sobrement et énigmatiquement intitulée Sans titre, Aurore-Marie de Saint-Aubain débute ainsi chaque strophe :

Je pleure l'amour enfui seulette en mon palais (...)
Je pleure l'amour parti pauvresse en ma chaumine (...)
Je pleure l'amour volé blasée du bel été (...)
Je pleure l'amour fané en l'étiolée jonchée (...)
Je pleure l'amour fini en ma bière gaufrée (...)

Il s'agit bien là d'un style proche du procédé musical de la variation, peut-être même de la passacaille et de la chaconne, ce qui rapproche ce poème de la sensibilité et de l'esthétique baroques chères à Jean-Sébastien Bach. N'oublions pas les variations Goldberg.
Du point de vue de Saint-John Perse, on peut parler de texte à transformation, évolutif, mutant, obéissant aux principes évolutionnistes. Le poème n'est pas fixe, il peut varier, se métamorphoser indéfiniment. Poème transformiste, darwinien, descendance strophique avec modification... Saint-John Perse emploie dans le titre le terme de présomptif, comme s'il s'agissait d'un nouveau mode temporel, de conjugaison, qu'il aurait inventé. Tout cela relève de fait de la volonté d'innovation, d'expérimentation permanente qui rattache bien Saint-John Perse à la mouvance de la littérature contemporaine, expérimentale, sans cesse novatrice. La Chanson du présomptif rejoint même (ceci étant une interprétation strictement personnelle), tout comme Anabase, une volonté ethnographique, bien au-delà des restitutions empesées de Leconte de Lisle au XIXe siècle (je pense notamment aux Poèmes barbares). Saint-John Perse est un contemporain de Paul Rivet, de Marcel Griaule, de Michel Leiris et de Claude Lévi-Strauss. Sa poésie recherchée, raffinée, difficile à décrypter par le profane, apparaît tels ces extraordinaires masques à transformation amérindiens de la côte ouest du Canada. Il fait oeuvre sacrale, sacrée et trahit (dans le sens positif du terme) sa contemporanéité avec Pablo Picasso et André Jolivet, avec le primitivisme sublimé qui suivit la découverte par l'Occident des arts africains, océaniens et amérindiens.
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Saint-John Perse fut cependant un exilé de l'intérieur comme de l'extérieur. En témoigne l'écriture d'Exil (1942) dédié à Archibald MacLeish. Il fut un homme des cycles inspirés géographiques, exploratoires, primitivo-surréalistes, antillais, asiatique, américain, provençal (sorte de ressourcement méditerranéen ultime, puisque, après tant d'écrivains et de peintres, il vécut et mourut près de la Méditerranée, en la presqu'île de Giens dans le Var, havre ultime de Sècheresse que l'on ne peut confondre avec l'oeuvre chorale de Francis Poulenc qui lui est antérieure).

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Livrons quelques extraits disparates et énigmatiques des écrits de Saint-John Perse à la sagacité des lectrices et lecteurs avant de conclure ce trop bref aperçu.

Sur des plaintes de pluviers s'en fut l'aube plaintive, s'en fut l'hyade pluvieuse à la recherche du mot pur, (...)
De beaux fragments d'histoires en dérive sur des pales d'hélices, dans le ciel plein d'erreurs et d'errantes prémisses, se mirent à virer pour le délice du scoliaste. (...)
L'officiant chaussé de feutre et ganté de soie grège efface, à grand renfort de manches, l'affleurement des signes illicites de la nuit.

Ainsi va toute chair au cilice du sel, le fruit de cendre de nos veilles, la rose naine de vos sables, et l'épouse nocturne avant l'aurore reconduite... (...)
(Exil IV extrait)  

Admirez les rimes internes : hélices, prémisses, délice. Ainsi va toute chair ... ne peut-on évoquer au passage le titre français du roman majeur de Samuel Butler (1835-1902) lui-même darwinien ?

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Le bamyan de la pluie prend ses assises sur la Ville,
Un polypier hâtif monte à ses noces de corail dans tout ce lait d'eau vive,
Et l'Idée nue comme un rétiaire peigne au jardin du peuple sa crinière de fille. (...)
(Pluies I extrait

Soeur des guerriers d'Assur furent les hautes Pluies en marche sur la terre :
Casquées de plumes et haut-troussées, éperonnées d'argent et de cristal,
Comme Didon foulant l'ivoire aux portes de Carthage. (...)
(Pluies III extrait)
Des Amazones d'un nouveau type : Leconte de Lisle revisité et le douanier Rousseau se télescopent en un kaléidoscope de métaphores surréalistes.

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L'Eté plus vaste que l'Empire suspend aux tables de l'espace plusieurs étages de climats. La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise pâle sous les cendres. - Couleur de soufre, de miel, couleur de choses immortelles, toute la terre aux herbes s'allumant aux pailles de l'autre hiver - et de l'éponge verte d'un seul arbre le ciel tire son suc violet. 
Un lieu de pierres à mica ! Pas une graine pure dans les barbes du vent. Et la lumière comme une huile. - De la fissure des paupières au fil des cimes m'unissant, je sais la pierre tachée d'ouïes, les essaims du silence aux ruches de lumière ; et mon coeur prend souci d'une famille d'acridiens... (...)
(Anabase VII extrait)
Certes, l'on est en droit de préférer René Char,
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 Eluard, Aragon Yves Bonnefoy
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 et d'autres, mais le prix Nobel de Saint-John Perse n'est point immérité. Seulement, sa réputation d'écrivain difficile l'exclut hélas durablement des programmes scolaires, du bac français en particulier, pour une raison inverse à celle excluant trop fréquemment Alexandre Dumas.
 Mais c'est omettre que Saint-John Perse demeure un écrivain de synthèse, syncrétique même. Il transcende tout un siècle d'expérimentations poétiques de 1850 à 1960. Tour à tour néo mallarméen
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 bretonnant (dans l'acception surréelle), dernier des parnassiens, ultime orientaliste post-moderne, premier des poètes insulaires créoles, pataphysicien d'un oulipo sérieux quoique absurde, douanier Rousseau et Paul Gauguin du vers et de la prose poétique, héritier de Rimbaud, Saint-John Perse ne cesse de nous surprendre. La direction de ses vers est indéterminée, relativiste même : il est fils poétique d'Einstein et d'Eisenberg, s'inscrivant en cela en plein XXe siècle. Il faut le lire à plusieurs reprises pour en extraire la substantifique moelle, pour déceler de nouvelles beautés en ses oeuvres. Il ne se livre pas tout entier spontanément. Ses textes sont pensés, réfléchis, calculés, non point intuitifs, jaillis comme cela, du Rien. La simplicité n'est pas son but, non pas aussi le dépouillement et la concision : laissons ce style par exemple à Guillevic. Saint-John Perse brille, chatoie, brasille, envoûte, séduit, mais non point par snobisme. Apparemment, il ne flatte que l'intellect, la cérébralité mathématique, et pourtant, le coeur finit par succomber. On comprend, alors, on jubile. Les équations de Saint-John Perse à inconnues multiples entonnent leur chant polyphonique et polymorphe.
Situé au carrefour où se rejoignent, où confluent tous les courants poétiques qu'il eut à connaître, tout à la fois brasseur et épigone du symbolisme, de l'exotisme et du surréalisme, les ayant revivifiés, sublimés, renouvelés, dépassés, Saint-John Perse serait-il en fait le dernier des classiques ?

Prochainement : où il sera question de l'oubli du bicentenaire de la naissance de Charlotte Brontë.

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