dimanche 13 décembre 2015

Avril et le monde truqué, Régression, Docteur Frankenstein, Hamlet... ou les feuilles mortes filmiques de l'automne 2015.

Un blockbuster hebdo suffit désormais à bloquer toutes les autres oeuvres distribuées sur nos écrans obscurs collectifs, surtout lorsque les victimes s'avèrent être non point des films classés "art et essai" - ceux-là parviendront toujours, sauf exception, soutenus qu'ils le sont par les pouvoirs publics, la critique, ou le bouche à oreille, à tirer peu ou prou leur épingle du jeu - mais des longs métrages classés parmi l'espèce "commercial du second rayon", dont j'ai déjà causé avec ire et bisque sur ce même blog.
Et les victimes du système, depuis environ mi-octobre, se surmultiplient selon une progression exponentielle au fur et à mesure que de "kolossals" nanars à 1000 copies et davantage occupent l'unanimité du terrain.
Je ferai abstraction d'oeuvres que par miracle, je suis parvenu à voir, non sans efforts géographiques et financiers : Crimson peak et Madame Bovary de Sophie Barthes.
http://image.tmdb.org/t/p/original/pCj8zem1NDAODdtvha9WFEB6iWR.jpg
Conséquemment, je me concentrerai davantage sur des films dont l'échec, sans appel, fut conjugué avec une sous-distribution telle qu'il me fut impossible de les voir, même si c'eût été possible en y mettant du mien (je parle ici du porte-monnaie impliquant dépenses de transport et de restaurant etc.).

Ces victime se sont nommées : 

- Regression, d'Alejandro Amenabar (en salles le 28 octobre 2015) ;
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/0/0d/Regression_poster.jpg
- Avril et le monde truqué, de Franck Ekinci et Christian Desmares (en salles le 4 novembre 2015) ;
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/7/74/Avril_et_le_Monde_Truqu%C3%A9_poster.jpg
- Les Anarchistes,  d'Elie Wajeman (en salles le 11 novembre 2015) ;
 http://fr.web.img6.acsta.net/pictures/15/09/24/17/00/093465.jpg
- Les Suffragettes, de Sarah Gavron ( en salles le 18 novembre 2015) ;
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/4/4f/Suffragette_poster.jpg
- Macbeth, de Justin Kurzel (en salles le 18 novembre 2015) ;
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/7/79/Macbeth_2015_poster.jpg
- Docteur Frankenstein, de Paul McGuigan (en salles le 25 novembre 2015).

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/4/43/Victor_Frankenstein_2015.jpg

Six films qui partagent des points communs frappants et concluants ; six films pour la plupart de genres (thriller, fantastique, histoire, littérature) de moins en moins prisés par le public de masse laminé par le bas ; six films dont aucun ne fut programmé au-dessus des 200 voire des 150 copies... Même la présence d'une comédienne aussi renommée que Marion Cotillard ne suffit plus à assurer la bonne distribution d'un film !
Six films ne correspondant ni aux goûts des intellectuels, ni à ceux des démagogues ultra-commerciaux. Six films non rattrapables après coup dans de petites villes gérées par des édiles populistes, à la population d'illettrados de masse aux bas instincts fascisants flattés non stop. Six films que le micro cinéma survivant encore vaille que vaille en cette cité au surnom s'achevant par un stadt sonnant tel un aboiement nazi clinquant grandguignolesque ne fera rien pour les programmer même avec trois mois de retard... Six films non projetables en un a-lieu où la Culture est à jamais sinistrée... malgré une minorité résistante (dont je suis).
Même lorsque la critique s'avère en faveur de l'oeuvre, les distributeurs ne la soutiennent pas, la laissent choir, n'en augmentent pas la visibilité, les copies...Ce fut le cas d'Avril et le Monde truqué, primé au festival d'Annecy 2015, uchronie dystopique et steampunk géniale, au graphisme inspiré par Jacques Tardi, qui collabora à la conception de ce dessin animé extraordinaire, en parallèle à la parution de son livre.
Le plus grave en cette affaire multiple, c'est que désormais, de grosses boîtes comme Gaumont, Pathé, Studiocanal et d'autres calquent leur attitude sur la sinistre compagnie Fox Searchlight, l'imitent, par mimétisme hayekien abject, prennent son pli putrescent, sa sale habitude, sabordent à tours de bras toute oeuvre non consensuelle, non porteuse pour un public de masse désormais restreint à à peine trois catégories de films : les dessins animés en images de synthèse américains, les blockbusters pour ados exploitant des licences et franchises, souvent "marveliennes" (suites 1, 2, 3 ad libitum d'un concept surexploité au scénario bancal et appauvri) et comédies françaises. Ces trois catégories tiennent le haut du pavé, encombrent tout, font de l'obstruction systématique ! Malheur au film moyen, commercial du second rayon en 150 copies (qu'il soit bon ou mauvais) confronté à la déferlante hebdo d'un unique film populiste programmé partout en 700 à 1100 copies ! Il achèvera sa chiche carrière outre-nulle part.

Je le proclame haut et fort : NOUS EN AVONS ASSEZ !!!! Assez de rattraper ces oeuvres des mois après leur sortie par le blu-ray, le streaming légal, le DVD ou Canal +. Assez des aléas systématiques, de la malédiction pesant sur le moindre film à peine hors normes, à peine déviant de l'académisme encroûté représenté par les trois catégories ci-dessus dénoncées, film que j'ai l'insigne malheur d'avoir remarqué et qui me fait envie pour un petit séjour en salle obscure quelque week-end pour une peine perdue, hélas ! Assez des diktats sans fin  du "système" dont le Général de Gaulle exécrait les poisons (il s'exprimait au sujet de la IVe République).
Comme vous l'avez saisi, lectrices et lecteurs de ce blog, je n'irai voir ni le prochain Star Wars, ni la dernière mouture de Belle et Sébastien. Vous pouvez me forcer par la coercition, m'offrir un pont d'or, n'importe : je ne bougerai pas le petit doigt, quitte à vous sembler statufié vif !
Bonnes fêtes de fin d'année tout de même !

dimanche 6 décembre 2015

Café littéraire. Dans un pays proche... à sa Majesté, par Dominique Thomé.

Une fois n'est pas coutume, je cède la parole à Madame Dominique Thomé, qui participa au Café littéraire de la ville d'Orange dont le sujet fut Le Roi, le Sage et le Bouffon roman de Shafique Keshavjee présenté par votre serviteur le 25 septembre 2015.

http://www.babelio.com/users/AVT2_Keshavjee_2752.jpeg
" Le Roi, le Sage et le Bouffon, à la fin de son roman, l'écrivain Shafique Keshavjee s'adresse au lecteur en lui demandant son avis concernant la prestation des concurrents, du verdict et de la décision du Roi. Dominique Thomé, qui a participé au débat du Café littéraire du 25 septembre dernier a écrit à l'adresse du romancier, aux éditions du Seuil. 75261 Paris. Voici sa lettre : 
http://www.babelio.com/couv/cvt_Le-roi-le-sage-et-le-bouffon_1500.jpeg
Oh Roi, quelle bonne idée vous avez eu d'organiser "ce grand tournoi des religions" et quel honneur vous me faites de demander mon avis !
Les prestations des concurrents étaient parfois un peu compliquées, nécessitant presque une thèse de Théologie ! Pourtant votre Sage leur avait demandé de présenter dans un langage clair compréhensible et convaincant (p. 28) leur religion ; je n'ai pas toujours bien compris leur "parabole significative". Comme tous, après les présentations, j'aurais été affamée et fatiguée. Les sentiments d'amour, de culpabilité, les préjugés... mêlés à l'enquête policière animèrent les joutes théologiques. Il va sans dire qu'à votre 2e question, si j'avais fait partie du jury, ma tâche aurait été bien compliquée. Du reste, ils n'ont vu, chacun, que leur point de vue... Votre décision, O Roi, est bien "Sage", sans jeu de mots, de n'avoir pas imposé une religion à tout votre peuple. Quelle liberté, tolérance et ouverture d'esprit.
Vous avez gardé pour vous votre choix personnel, estimant probablement qu'il faisait partie de "l'intime" et que le plus important est de "faire du bien" et "comprendre l'autre".
Dans 4 années, ne peut-on pas aussi imaginer inviter un psychanalyste ? Ainsi l'humain pourrait donner "un sens à ses engagements, à ses découvertes ou à ses crises." (p. 209)
On ne sait jamais pour l'Autre ce qui est bon. C'est la différence entre le "en Soi" et le "pour Soi" (de Lacan). 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/e/e1/Lacan2.jpg
Croyez-vous que dans 4 ans, Amina et David Halevy auront des enfants ? Ce sera compliqué pour eux, car la religion est transmise par la mère chez les juifs, et par le père chez les musulmans !
Ils seraient sans religion et choisiraient plus tard, avec comme "accompagnateurs" des personnes de toutes les religions ?

Votre dévouée Dominique Thomé.
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PS : la dernière intervention du bouffon m'a fait sourire, mais sinon, il ne m'a pas fait assez rire. Normal qu'Alain Tannier soit Athée ! (A T). Ils avaient fait des rêves prémonitoires. Du reste, est-ce que tout n'est pas une question d'interprétation ? "

dimanche 29 novembre 2015

Ces écrivains dont la France ne veut plus 10 : Eugène Labiche.

« Les hommes ne s’attachent pas à nous en raison des services que nous leur rendons mais en raison des services qu’ils nous rendent. » (Eugène Labiche)

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/76/Eugene_Labiche_par_Desboutin.jpg

A la fin des années 1980, je me souviens que les bulletins météo de TF1, alors fraîchement privatisée, étaient présentés par Michel Cardoze. Celui-ci y imposait sa forte présence, toute sa truculence moustachue et sa culture immense. Il aimait à ponctuer ses annonces climatiques de citations de Ramon Gomez de la Serna (1888-1963), écrivain espagnol d'avant-garde. Lorsque je sus que Michel Cardoze était proche du parti communiste, je compris qu'on l'avait relégué là, à la météo, parce que ses opinions politiques étaient antithétiques par rapport aux nouveaux dirigeants de la chaîne que je surnommais dès lors la "der". A partir de ce jour, je ne désignais plus Michel Cardoze que sous le sobriquet de "ça ou la porte", devenu promptement "la porte ou ça." (Souvenirs de Moa).

Il faut faire des échanges équitables : cent kilos de café contre cent camions ! (phrase attribuée à Georges Marchais, leader du PCF lors des émissions télé de la campagne officielle des élections présidentielles de 1981).

Lors existoit un chosmage de pression, de chantage, qui s'exerçoit à l'encontre du gouvernement, du Conseil d'en-haut, afin que le Roy fût convaincu qu'il devoit par un édit arbitraire, abroger le Code du travail afin de rétablir en lieu et place le sinistre Code noir de feu Mon Sieur Colbert.  Le dit Code noir, loin de se contenter qu'on l'appliquât aux pièces d'ébène des isles à sucre, auroit désormais une portée universelle. Il auroit force de droit. (Mémoires du Nouveau Cyber Saint-Simon)

On licenciait pour licencier. (le nouveau Victor Hugo dans Cyber choses vues)

Sans le site de l'Académie française et l'article de Frédéric Vitoux Le Syndrome de Monsieur Perrichon, publié le 13 octobre 2015, jamais je n'aurais réalisé que la présence d'Eugène Labiche dans la série des écrivains rejetés par la France contemporaine coulait de source. Tout part d'un paradoxe : Eugène Labiche n'est nullement oublié : on continue de jouer ses pièces, certes pas toutes, mais on les joue, les plus notables, les plus célèbres dès son époque. Non, ici, les seuls responsables sont les pouvoirs publics qui, classant Labiche parmi les pionniers de la littérature boulevardière, du théâtre n'apportant rien à la littérature, l'ont confiné dans la non commémoration du bicentenaire de sa naissance le 6 mai 1815.
Son élection académique avait été fort mal vue, perçue, en l'an 1880, alors que sa production, sa créativité, s'étaient taries à compter de 1877 après La Clé. 
Etrange Monsieur Labiche ! Comme Alexandre Dumas, Molière et Shakespeare, on lui a contesté la paternité de son oeuvre. Il travaillait avec des collaborateurs. Ses détracteurs étaient légion. Frédéric Vitoux écrit justement qu'aucun de ceux qui assistèrent notre dramaturge ne s'imposa en solo.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208068p.thumbnail
Non pas que le sieur Labiche eût eu besoin de tout un  staff  d'Auguste Maquet et autres Fréville à son service, d'un studio Hergé, Motti (le pape de Pif Gadget)  ou Vandersteen (Bob et Bobette)  à la sauce XIXe siècle. Nonobstant ces critiques peu justifiées, Eugène Labiche fut toujours servi par des comédiens remarquables, bien qu'on eût abusé autrefois à son encontre d'adaptations cinématographiques poussives, paresseuses, qui n'apportaient rien à sa gloire posthume. Par contre, l'étrange lucarne ne lui nuisit pas, au contraire. Je pense ici au Voyage de Monsieur Perrichon
 http://pmcdn.priceminister.com/photo/Labiche-Eugene-Le-Voyage-De-Monsieur-Perrichon-Livre-895054698_ML.jpg
 de Jean Le Poulain, diffusé à la télévision en 1982. Jean Le Poulain, né à Marseille (1924-1988),
 http://cinememorial.com/Image/JEAN%20LE%20POULAIN/5.jpg
 fut mon acteur et metteur en scène de théâtre comique préféré, avant que ne le supplantât en mon coeur l'extraordinaire et sous-estimé René Clermont (1921-1994), qui sera à jamais Antoine de Beaupréau, faire-valoir et âme damnée de Sir Williams alias Jean Topart dans l'adaptation de Rocambole par Jean-Pierre Decourt pour l'ORTF entre 1964 et 1966.
Perrichon vu par Jean Le Poulain me fit passer un excellent moment, que je ne regrette pas. Dès le début des années 1960, d'aucuns se plaignaient qu'on ne jouait que quelques pièces de Labiche, toujours les mêmes titres. Outre l'incontournable Perrichon, force est de constater qu'on trouvait peu ou prou d'autres pièces que les éternels Un chapeau de paille d'Italie et L'Affaire de la rue de Lourcine oeuvres auxquelles on peut à la rigueur ajouter Les Deux Timides et l'opérette Embrassons-nous Foleville.
 De fait, sur 176 pièces à son actif, Eugène Labiche n'en aurait écrites que 4 en solo :

Pour la légion de détracteurs, voilà qui suffit fort peu à convaincre du talent littéraire authentique de notre dramaturge comique !
Que conclure ? Qu'un écrivain peut demeurer relativement populaire, persister dans la mémoire des peuples pour seulement quelques titres de ses oeuvres ? Qu'Eugène Labiche est tout autant excusable qu'Alexandre Dumas, parce que la notion de droits d'auteur demeurait encore balbutiante au mitan du XIXe siècle ? Que nul n'est prophète en son pays et en son temps ?
Les pouvoirs publics, qui négligent tant de commémorations (nous l'avions constaté en ce même blog en 2013 pour Diderot), mésestiment-ils Labiche,  ne le considèrent-ils au mieux que comme un bon faiseur ? Ses pièces ont-elles le tort d'être avant tout plaisantes, divertissantes, de résister à la notion intellectuelle de théâtre à thèse, complexe, destiné à susciter la réflexion, bref, de manquer de profondeur ? Doit-on en ce cas brûler toutes les pièces de boulevard et au-delà, la plupart des comédies de Molière pour ne retenir que Dom Juan, Le Misanthrope ou Tartuffe ?
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Le rire aurait-il mauvaise presse au XXIe siècle, surtout lorsqu'il est trop lisse, trop gentillet, pas assez provocateur et critique, pas assez acide, acerbe ?  Peut-on de nos jours être sans prétention, mieux, afficher une désinvolture de dandy flegmatique à la Oscar Wilde ?
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/0e/Oscar_Wilde_(1854-1900)_1889,_May_23._Picture_by_W._and_D._Downey.jpg
Sachez-le, chers lecteurs et lectrices, nous rions moins de nos jours qu'il y a une centaine d'années, et c'est bien regrettable.
Après Labiche,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/cd/F%C3%A9lix_Nadar_1820-1910_portraits_Eug%C3%A8ne_Labiche.jpg/220px-F%C3%A9lix_Nadar_1820-1910_portraits_Eug%C3%A8ne_Labiche.jpg
 je compte aborder la poétesse Anna de Noailles. Ce sera au cours du mois de janvier 2016, pour un onzième numéro de ma série consacrée aux écrivains négligés par l'époque contemporaine (pour Labiche, cette négligence étant davantage officielle et limitée à la fréquence de représentation d'une poignée d'oeuvres qu'un indice, un symptôme marqueur de l'oubli d'un auteur).
En attendant, rendez-vous vous est donné pour un texte nouveau.
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Good night and good luck, comme disait le journaliste Edward R. Murrow à la fin de chacune de ses émissions, au temps du maccarthysme.

dimanche 22 novembre 2015

Liliane Funcken ou la dénécrologie terminale de l'année 2015.

Aléxis Tsipras, le premier ministre grec, après son conséquent retournement de veste en faveur des plans d'austérité ultralibéraux, me faisait irrésistiblement songer à James Ramsay MacDonald, premier ministre travailliste élu sur un programme de gauche en 1929, qui, au bout de deux ans, avait tourné casaque, s'alliant aux conservateurs dans un gouvernement d'union nationale consécutif à la crise économique. Pour se maintenir au pouvoir à tout prix, ce renégat continua à gouverner avec une forte majorité tory jusqu'en 1935. (Journal politique d'un inconnu du XXIe siècle).

Aléxis Tsipras ? C'est Daniel Kaluuya, ce grand acteur afro-britannique qui, dans l'épisode remarquable de la série Black Mirror "Quinze millions de mérites", après avoir incarné la rébellion, l'insoumission, est récupéré, neutralisé, domestiqué par le système médiatico-hayekien. Désormais, nous n'avons plus affaire qu'à une sorte de Jean Richepin opportuniste et inoffensif. (Réflexions politiques de Môa)

La gazette Le Monde, non contente de marquer ses préférences nécrologiques, procédoit à des choix infâmes en cette matière. Ainsi, tandis que s'effaçoient les ultimes figures de la Résistance à l'ordre noir teutonique gammé, elle les ignoroit, ne leur consacroit nul mot d'hommage posthume, nulle ligne de ses presses, qu'elles eussent été de la France libre de Londres ou de la Résistance intérieure. Par contre, lorsque mouroit un quelconque échotier qui avoit été employé par icelui, ou mieux, un ancien porteur de sacs de louis d'or qui avoit aidé la rébellion barbaresque de la Régence d'Alger contre le Royaume, Le Monde ne l'oublioit point : il rendoit ainsi hommage non seulement à sa propre corporation égotique, mais aussy au mythe fondateur de la révolte contre la colonisation par le Roy de la Barbarie turque d'Afrique.  (Mémoires du Nouveau Cyber Saint-Simon)

http://comicwiki.dk/images/thumb/b/b2/Liliane_%26_Fred_Funcken.jpg/300px-Liliane_%26_Fred_Funcken.jpg  

C'est par Le Monde que je sus qu'Arthur Piroton, dessinateur de Jess Long, nous avait quittés.
C'est par Le Monde que je fus informé de la perte de Marcel Remacle, l'auteur de Vieux Nick et Barbe- noire.
C'est par Le Monde que je fus tenu au courant de la mort de Will, qui anima Tif et Tondu de 1949 à 1989.
C'est par Le Monde que j'appris le décès de Dupa, le créateur du chien Cubitus.
C'est par Le Monde que me fut communiquée l'annonce de la disparition de François Craenhals, l'auteur de Chevalier Ardent.
C'est par Le Monde que l'on porta à ma connaissance le départ outre-tombe de Mic Delinx, qui fit les beaux jours de Pif Gadget avec La Jungle en folie.
C'est par Le Monde que l'événement "décès de Mittéi", le bien connu ancien scénariste des Petits Hommes, adaptateur remarquable des Lettres de mon Moulin en bédé, me fut révélé.
C'est par Le Monde que j'obtins un renseignement capital : Maurice Maréchal, le géniteur de Prudence Petitpas, n'était plus.
C'est par Le Monde que mon cerveau enregistra l'information selon laquelle la camarde avait fauché la vie de Raymond Macherot.
Désormais, ce n'est plus par Le Monde que je sais que tel ou tel auteur de bédé classique, y compris italien (Marcello, Sergio Toppi entre autres), s'est absenté pour toujours.
Alors, ne nous étonnons nullement que, deux ans après la mort de son époux le grand Fred Funcken, déjà passablement occultée par nos anti médias, la disparition de sa veuve, Liliane Funcken, une des premières dessinatrice et scénariste de bandes dessinées à avoir joui de la reconnaissance professionnelle, ait été intégralement ignorée, au point de ne même pas figurer, tel Rémy Chauvin en 2009, dans la liste des nécrologies mensuelles de Wikipedia.
 http://culturebox.francetvinfo.fr/sites/default/files/assets/images/2013/05/fredfuncken.jpg
Liliane Funcken nous a quittés le 26 septembre 2015. Nul ne l'a su, hormis quelques sites spécialisés sur Internet. Elle est ainsi la personnalité décédée de l'année 2015 qui a suscité le moins de réactions, d'articles des médias officiels. Pourquoi ?  L'avait-on inhumée, oubliée depuis un temps immémorial ?
Est-ce la traduction inconsciente d'un profond mépris pour la bédé historique et pour l"histoire des uniformes où le couple excella ? Est-ce une ignorance culturelle crasse exercée à l'encontre de tous les acteurs culturels antérieurs à la génération pop ? Est-ce un rejet d'auteurs qui parvinrent à synthétiser dans le 9e art tout à la fois Alexandre Dumas et Michel Zévaco, à traduire en images une littérature feuilletonnesque populaire, de cape et d'épée, que nos éducateurs rassis ont toujours du mal à digérer, bien qu'elle soit jubilatoire et appartienne à la lecture plaisir, de loisir, loin de morceaux imposés scolaires barbants ?
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b7/Michel_Z%C3%A9vaco.jpg/220px-Michel_Z%C3%A9vaco.jpg

J'étais âgé de 9 ans et des poussières lorsque je fis la connaissance de l'oeuvre de Liliane et Fred Funcken par le truchement d'un ouvrage de vulgarisation consacré à l'uniformologie : l'Uniforme et les armes des soldats du premier Empire, éditions Casterman, que mon grand-père m'offrit pour mes étrennes. C'était au commencement du mois de janvier 1974. L'ouvrage était préfacé par Son Altesse Impériale le Prince Napoléon, rien que ça ! A partir de là, je collectionnai au fil des ans et des publications l'ensemble des bouquins que le couple belge consacra à l'histoire des tenues militaires.

Reprocherait-on à Liliane Funcken un certain militarisme ? La critiquerait-on du fait qu'il était difficile de déterminer ce qui était dû à son pinceau, de distinguer son travail de celui de son mari ?  Il s'agissait à tout le moins d'une collaboration symbiotique, fusionnelle, d'une osmose stylistique unique en son genre,  tellement étroite qu'il paraissait impossible aux experts de briser l'unité graphique de l'oeuvre des Funcken, d'en désaccorder et disjoindre l'intrication.  Liliane et Fred Funcken étaient de fait indissociables, et leur secret de création difficile à révéler.  Il me semble bien qu'à la fin des années 1960, tous deux s'étaient expliqués dans Tintin sur leur démarche artistique. Chaque partie de personnage, de décor, d'objets... était dessinée ensemble. Chaque trame scénaristique conçue ensemble.
Plusieurs années durant, je ne connus de Liliane et Fred Funcken que leur série éblouissante d'uniformologie, complétée chaque année par un nouveau volume paraissant à l'automne bien que j'eusse su, par le biais de divers livres d'histoire de la bande dessinée que j'acquis, l'existence de ce couple comme auteurs du 9e art à part entière. Il fallut attendre l'achat à la fin de l'été 1984 de l'album relié n° 64 de Tintin (édition française) pour que je découvrisse enfin le talent protéiforme de raconteurs d'histoires de cape et d'épée de Liliane et Fred Funcken. L'aventure en question, habile fusion évoquée plus haut de Michel Zévaco et d'Alexandre Dumas, s'intitulait : Capitan défie d'Artagnan. Inconvénient de cet album relié de 1000 pages contenant des numéros à cheval entre 1964 et 1965 : j'attrapai la série en cours de route !
http://i.ebayimg.com/00/s/MTYwMFgxMjQ4/z/-aAAAOSwyZ5Uqvtk/$_35.JPG

De la bédé traditionnelle certes, classique et divertissante, au graphisme soigné à défaut d'être révolutionnaire, mais ne faut-il pas rappeler que les années 1950-60 et début 70 baignaient dans le genre cape et d'épée, avec diverses adaptations cinématographiques et télévisuelles de plusieurs chefs-d'oeuvre  du genre (souvenez-vous des films d'André Hunebelle avec Jean Marais, Le Bossu et Le Capitan en l'occurrence ? Doit-on fustiger, condamner ce classicisme de bon aloi comme réactionnaire ?)
Ultérieurement (c'était en 1990-1991), tandis que j'entamais des recherches qui devaient m'amener à soutenir un DEA puis une thèse sur la vision de l'Afrique coloniale dans la bande dessinée franco-belge, je découvris que Liliane et Fred Funcken avaient aussi réalisé quelques Belles histoires de l'oncle Paul pour Spirou. Qu'importe s'il s'agissait là de travaux alimentaires pour ce couple illustre et désormais occulté, dénigré, qui se rencontra après guerre.
Je ne puis résister au plaisir de vous communiquer la liste des ouvrages d'uniformologie que ces deux dessinateurs et scénaristes publièrent pour mon plus grand plaisir :
http://ecx.images-amazon.com/images/I/51mcJPWSlHL._SL500_SY271_BO1,204,203,200_.jpg
  • Le costume et les armes des soldats de tous les temps
    • Tome 1 : des pharaons à Louis XV
    • Tome 2 : de Frédéric II à nos jours
  • L'uniforme et les armes des soldats du premier Empire
    • Tome 1 : des régiments de ligne français aux troupes britanniques, prussiennes et espagnoles
    • Tome 2 : de la garde impériale aux troupes alliées, suédoises, autrichiennes et russes
  • L'Uniforme et les armes des soldats de la guerre 1914-1918
    • Tome 1 : infanterie-blindés-aviation
    • Tome 2 : cavalerie-artillerie-génie-marine
  • L'Uniforme et les Armes des soldats de la guerre 1939-1945
    • Tome 1 : France, Allemagne, Autriche, U.R.S.S., Tchécoslovaquie, Pologne, Belgique, 1933-1941 Infanterie-Cavalerie-blindés-Aviation
    • Tome 2 : Grande-Bretagne, Allemagne, France, Italie, Finlande, Norvège, Croatie, Slovaquie Bohème-Moravie, légions russes, 1939-1943. Infanterie - Cavalerie - Blindés - Aviation - Marine
    • Tome 3 : États-Unis, Japon, Chine - Évolution des grandes armées 1943-1945. France libre, Milice, volontaires en Grande-Bretagne, Pays-Bas, États balkaniques et danubiens. Parachutistes, commandos, artillerie, engins balistiques, sous-marins.
  • L'uniforme et les armes des soldats de la guerre en dentelle
    • Tome 1 : France: maison du Roi et infanterie sous Louis XV et Louis XVI, Grande-Bretagne et Prusse: infanterie (1700 à 1800).
    • Tome 2 : 1700-1800 - France, Grande-Bretagne et Prusse: Cavalerie et artillerie. Autres pays:Infanterie, cavalerie, artillerie
  • le Costume, l'armure et les armes au temps de la chevalerie
    • Tome 1 : du huitième au quinzième siècle
    • Tome 2 : le siècle de la renaissance
  • L'Uniforme et les armes des soldats des États-Unis: Les guerres d'indépendance, de sécession, du Mexique, L'épopée du Far west.
    • Tome 1 : l'infanterie et la marine
    • Tome 2 : la cavalerie et l'artillerie
  • L'Uniforme et les armes des soldats du XIXe siècle
    • Tome 1 : 1814-1850:France, Grande-Bretagne, Allemagne. L'infanterie, la cavalerie, le génie et l'artillerie.
    • Tome 2 : 1850-1900:France, Grande-Bretagne, Allemagne, Autriche, Russie. L'infanterie, la cavalerie, le génie et l'artillerie

    Désormais, Liliane Funcken repose en paix avec son époux et moi, non ingrat à la différence de tous ces médias déculturés ignares, je ne l'oublierai pas, en lui réservant une petite place douillette en mon coeur d'amateur d'Histoire et d'épopée enflé de regret en voyant s'effacer peu à peu celles et ceux qui bercèrent mon enfance et ma jeunesse. Car le silence qui a entouré la disparition de Fred en 2013, puis de Liliane en 2015, dénote plus que jamais le mépris de nos élites intellectuelles contemporaines formatées à l'économisme utilitariste immédiat pour une  culture populaire "milieu de siècle", avant l'abêtissement et l'asservissement général des masses occidentales par les forces de l'argent, tandis qu'ici et ailleurs, d'autres obscurantismes fanatiques, par la violence et l'abjection, tentent d'effacer les Lumières des tablettes de l'Histoire. Souhaitons ardemment qu'ils ne parviennent jamais à leur fin.

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    Prochainement : retour à nos écrivains dont la France ne veut plus : Eugène Labiche, curieux cas dont on eût dû célébrer le bicentenaire de la naissance cette année, mais que les pouvoirs publics feignent d'ignorer alors que, paradoxe, il est toujours joué sur de nombreuses scènes de France, de Navarre et d'ailleurs...
    https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/cd/F%C3%A9lix_Nadar_1820-1910_portraits_Eug%C3%A8ne_Labiche.jpg/220px-F%C3%A9lix_Nadar_1820-1910_portraits_Eug%C3%A8ne_Labiche.jpg  

mardi 10 novembre 2015

Ces écrivains dont la France ne veut plus 9 : Bossuet.

La vitesse de réaction des critiques à tel ou tel livre ou événement culturel - qu'elle soit lente, tardive ou prompte - trahit leurs préférences idéologiques mais aussi leur formatage, modelage en amont (Observation acerbe de Moa).

- Les amis, où c'est qu'il est le pognon ? 
- Dans la poche des patrons !
(Malo Louarn : Le Candidat 1978)

- Moi, je nationalise ! 
(Malo Louarn op.cit.)

L'histoire n'est guère que le panégyrique des malfaiteurs publics (Maine de Biran : Journal février 1814 I, p. 6).

Laissez-moi rejoindre le Père ! (Jean-Paul II)

Jacques-Bénigne Bossuet 1.PNG


Jacques-Bénigne Bossuet (Dijon, 27 septembre 1627 - Paris 12 avril 1704). L'Aigle de Meaux appartient à cette catégorie d'auteurs que l'on ne fréquente plus, parce qu'on les juge compassés et démodés. La pompe du Grand Siècle nous paraît plus lointaine, plus distante que la planète naine Pluton. Alors, Bossuet, c'est un vieux gonze gainé de moisissure dont on se fiche pas mal à l'ère du SMS. 
L'auteur qui récemment, a le mieux cerné notre prélat est Jean-Michel Delacomptée dans son superbe ouvrage - pas tout à fait biographique - Langue morte Bossuet (Gallimard, collection L'Un l'Autre 2009). En cette remarquable série d'ouvrages désormais disparue, qui fut dirigée par Jean-Bertrand Pontalis jusqu'à sa mort en 2013, Jean-Michel Delacomptée signa de main de maître une évocation géniale et inoubliable de Bossuet.
De Bossuet, le public cultivé (en existe-t-il encore un ?) a retenu, au mieux, la rivalité et querelle avec Fénelon, le Cygne de Cambrai et précepteur du duc de Bourgogne, père de Louis XV au sujet du quiétisme que je me garderai bien d'expliquer, Jean-Michel Delacomptée le faisant mieux que ce que je prétends pouvoir faire. Pour rappel, Fénelon écrivit Les Aventures de Télémaque, sorte de roman antiquisant à thèse consacré à sa doctrine politico-pédagogique, justifiant l'enseignement qu'il prodigua à ce petit-fils du Roy Soleil. Utopiste, remettant en cause l'absolutisme effréné de Louis XIV (en particulier le mercantilisme et la non-valorisation de l'agriculture) et sa politique étrangère belliqueuse, Fénelon fut disgracié et banni.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/a6/Fran%C3%A7ois_de_Salignac_de_la_Mothe-F%C3%A9nelon.PNG/220px-Fran%C3%A7ois_de_Salignac_de_la_Mothe-F%C3%A9nelon.PNG
Au pire, de Bossuet, nous n'avons retenu que la péroraison funèbre pleine d'emphase baroque de Madame se meurt, Madame est morte ! prononcée à l'occasion des funérailles d'Henriette d'Angleterre, première épouse de Philippe d'Orléans frère du roy, que l'on soupçonna un temps d'avoir été empoisonnée.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8d/Henriette_d'Angleterre_as_Minerva_holding_a_painting_of_her_husband_Philippe_de_France,_Antoine_Mathieu.jpg
Qu'écrit donc Jean-Michel Delacomptée au sujet de la désaffection contemporaine dont souffre l'Aigle de Meaux ?
Bossuet se dessèche sur les rayons désaffectés des bibliothèques publiques, pour autant qu'on l'y rencontre. Beaucoup n"ont de lui qu'un ouvrage ou deux, reliquat défraîchi d'une collection dispersée au gré d'emprunts sans retour, et parfois même aucun. 
Dans cette indifférence tombent peu ou prou tous les astres du règne de Louis XIV, cortège de silhouettes sur lesquelles un rai de lumière se pose au hasard d'événements courus (...) 
(Langue morte Bossuet op. cit. p. 13)

Suit l'allusion à une certaine pie grisâtre gesticulante, célèbre pour avoir pollué des années durant les hautes sphères de notre Etat, pie dont l'aversion profonde pour La Princesse de Clèves est de notoriété publique.
La déchéance de l'ancienne culture, dont Bossuet fut l'un des plus éminents fleurons et chantres, un passage obligé même, n'en est que plus profonde lorsque notre élite actuelle se targuant de ne jamais avoir eu une seule heure d'Humanités au cours de sa scolarité, la fustige, la méprise, la recrache et la vomit. Pour eux, pour nous, Bossuet s'exprime dans une langue de cour, dans une pompe aulique qui  - excusez-moi ce jeu de mots trivial - apparaît en 2015 à côté de nos pompes. Bossuet ne touche plus du tout notre sensibilité, sa langue ne nous parle plus. Elle est bel et bien morte, ainsi que Jean-Michel Delacomptée l'inscrit dans le titre de son ouvrage.
Pourtant, notre essayiste contemporain dépasse ce constat simpliste en nous livrant une biographie non académique, appliquée certes, mais sublimée, transfigurée, de l'Aigle de Meaux, selon une optique syntaxique et linguistique à la fois châtiée, traditionnelle, et résolument moderne. Hommage, pastiche, transcendance, dépassement... La belle ouvrage de l'écriture n'est pas morte, et ce que nous offre à lire avec délectation Jean-Michel Delacomptée ressemble à s'y méprendre à un plaidoyer pro domo, à une défense et illustration non seulement de la littérature au sens noble, mais aussi du genre "biographique" si souvent décrié. Pour rappel, n'a-t-il pas publié dans la même collection défunte et regrettée de Gallimard, un  formidable petit livre consacré à Ambroise Paré que je vous recommande : Ambroise Paré la main savante (2007) ?
 http://www.laprocure.com/cache/couvertures/9782070779659.jpg
Jubilation, ô jubilation ! Régal ! Excellence rare de nos jours complus et croupis dans les nombrilismes traumatiques exaspérants à la Christine Angot ! Celle-ci a droit à plus de pages dans la critique officielle que le dernier roman de Joyce Carol Oates, Carthage, dont la moindre page métamorphose la plupart des romans hexagonaux contemporains en rouleaux de papier hygiénique !
Il nous faut redécouvrir Bossuet dont l'art oratoire dépasse, par exemple, celui surfait d'un Massillon (1663-1742), mais l'Aigle de Meaux ne s'est pas contenté de ses seules oraisons auxquelles on le réduit.
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ec/Massillon_1719.jpg
Bossuet, ce sont aussi les sermons, dont celui sur la mort. Leur publication fut posthume. Encore ces discours édifiants et moralisateurs de la prêtraille, me crierez-vous ! Encore cette piété baroque obsolète ! Vous seriez-vous converti au fondamentalisme chrétien ?
Bossuet, c'est le Discours sur l'Histoire universelle, l'Histoire des variations des Eglises protestantes, les Maximes et réflexions sur la comédie, la Défense de la Tradition et des saints pères etc. Illisible au XXIe siècle, tout cela, m'objecterez-vous.
De plus, on sait que Bossuet pratiquait avec constance l'antisémitisme chrétien, qu'il fut précepteur du Grand Dauphin (c'est à se demander si son éducation n'échoua pas tant on connaît la médiocrité du fils de Louis XIV), qu'il défendit le gallicanisme contre Rome (il rédigea la Déclaration des quatre articles que condamna le pape). Peu de choses qui nous parlent aujourd'hui tant le XVIIe siècle est loin de nous et précède les Lumières... De toute manière, la position politique de Bossuet, favorable à la monarchie absolue, ne peut plus être défendue aujourd'hui.
Y a-t-il quelque chose à sauver chez Bossuet ? Jean-Michel Delacomptée s'y est attelé. Certes, il reprend une tradition : Bossuet évoque en nous l'Histoire vue d'en haut, des élites, des grands personnages, des grandes figures alors qu'on sait, depuis l'Ecole des Annales, que c'est l'Histoire vue d'en bas qui importe davantage au monde contemporain.
De fait, paradoxe, la langue morte de Bossuet est plus limpide, en son équilibre classique, que celle des écrivains de la fin du XIXe siècle, à la prose plus "recherchée" à l'exception d'un Anatole France qui avait su conserver cet équilibre et cette limpidité classiques. Bossuet se dit autant qu'il se lit : la lecture à voix haute, l'oralité lui sont nécessaires pour goûter tout le fruit de la beauté de son langage.
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/13/Jacques-B%C3%A9nigne_Bossuet_3.jpg/220px-Jacques-B%C3%A9nigne_Bossuet_3.jpg

Par exemple, jugez plutôt :


(…) C'est une étrange faiblesse de l'esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu'elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort.
Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l'a entretenu ; et tout d'un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c'est que l'homme ! Et celui qui le dit, c'est un homme ; et cet homme ne s'applique rien, oublieux de sa destinée ! Ou s'il passe dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées ; et je puis dire, messieurs, que les mortels n'ont pas moins de soin d'ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts mêmes.

Mais peut-être que ces pensées feront plus d'effet dans nos cœurs, si nous les méditons avec Jésus-Christ sur le tombeau du Lazare ; mais demandons-lui qu'il nous les imprime par la grâce de son Saint-Esprit, et tâchons de la mériter par l'entremise de la sainte Vierge : (...). (extrait du Sermon sur la Mort et la brièveté de la Vie).

Cette citation nous permet de juger sur pièces la pureté de la langue de celui qui devint évêque de Meaux en 1681, une fois achevée l'éducation du Grand Dauphin (qui alors, ne portait pas encore ce qualificatif que l'Histoire lui retint). Rien de vraiment alambiqué, ni de pédant : la transparence même via l'éloquence oratoire. Une éloquence non amphigourique. Simplicité du vocabulaire aussi : tous les mots sont compréhensibles. Nous sommes bien éloignés d'un Joris-Karl Huysmans ou d'un Wladimir Nabokov qui emploient de nombreux mots singuliers nécessitant un dictionnaire spécial. Quoi par conséquent de plus distant des idées reçues courant sur le style du docte personnage ! Si la forme est irréprochable, nul ne peut pour rappel m'empêcher de conserver de légitimes réserves sur le fond : Bossuet demeure antisémite, anti-protestant et partisan de l'absolutisme. Il est de son temps. Pourtant, Jean-Michel Delacomptée prend avec une obstination remarquable la défense de notre ecclésiastique : comme je le comprends lorsqu'il écrit : 
 Les tournures tarabiscotées, les fleurs de rhétorique, les joliesses, les entortillements qui visent à se magnifier plus qu'à se faire entendre n'avaient aucune place dans ses conceptions. Partisan d'une prose radicalement rebelle aux desseins confus, il s'exprimait avec une précision dénuée de toute affectation d'élégance, indemne de tout maniérisme, un langage sans aucune vulgarité ni expression outrée, au contraire des prédicateurs qui, mal dégrossis, parsemaient leurs sermons de références païennes, de pédanteries scolastiques, de figures baroques d'épouvante sur un ton de mélodrame. 
 (Jean-Michel Delacomptée : Langue morte Bossuet p. 20-21)
http://www.babelio.com/users/AVT_Jean-Michel-Delacomptee_5699.jpeg
Quoi de plus étranger à Bossuet que les fameuses vanités, les représentations baroques des crânes, de la putréfaction des corps, des charognes, du squelette, dans lesquelles se complaisaient des poètes comme Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635) avec son célèbre Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort (1594). 
 http://www.wikipoemes.com/images/photo/jeanbaptiste-chassignet.jpg

    Mortel pense quel est dessous la couverture
    D'un charnier mortuaire un corps mangé de vers,
    Décharné, dénervé, où les os découverts,
    Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure :


    Ici l'une des mains tombe de pourriture,
    Les yeux d'autre côté détournés à l'envers
    Se distillent en glaire, et les muscles divers
    Servent aux vers goulus d'ordinaire pâture :


    Le ventre déchiré cornant de puanteur
    Infecte l'air voisin de mauvaise senteur,
    Et le nez mi-rongé difforme le visage ;


    Puis connaissant l'état de ta fragilité,
    Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
    Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.


https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/ae/StillLifeWithASkull.jpg/294px-StillLifeWithASkull.jpg

 Le grand historien Michel Vovelle cita ce sonnet admirable en épigraphe de son livre Mourir autrefois (Folio).
 Plus loin, notre auteur rajoute, comme en confirmation :
Héritier de Rome et de Jérusalem, Bossuet fut au carrefour : un organiste du sublime, un archet du fluide. Dans le majestueux pour encenser, des cordes souples pour conseiller, les cuivres pour tonner. Un orchestre à lui seul.
(Jean-Michel Delacomptée op.cit. P. 46-47)
A la limite, j'oserais personnellement franchir un pas, là où Jean-Michel Delacomptée ne se hasarde pas, tant la comparaison peut paraître périlleuse : Bossuet se rapproche musicalement du Cantor, de Jean-Sébastien Bach...
Il est curieux de retrouver des points communs entre la langue de l'Aigle de Meaux et celle du père de Crainquebille, notre Anatole France tant raillé de nos joursDans Anatole France et le nationalisme littéraire, Scepticisme et tradition (éditions Kiron-Le Félin 2011), Guillaume Métayer écrit : 
 Les nationalistes français ont admiré dans l'oeuvre d'Anatole France une langue et un style qui leur ont donné l'impression que la France qu'ils aimaient se survivait et même refleurissait dans un écrivain de leur temps. Cette survivance classique, France en mesurait lui-même toute la paradoxale originalité dans son siècle d'expérimentations politiques et littéraires, et il savait la mettre en scène. (Guillaume Métayer op.cit. p. 27)
Comme les auteurs du Grand Siècle, Anatole France évita en son style toute aspérité, toute vulgarité, toute trivialité ce qui pourrait nous le faire juger comme terne, voire tiède. Ce grand sceptique est de nos jours aussi peu lu que Bossuet. 
Ceci dit, je ne prétends pas que la lecture de Bossuet soit d'un abord facile. C'est le sens qui maintenant nous échappe. Non pas que l'Aigle de Meaux fût hermétique. Mais sa prose inspirée s'imprégnait de théologie, d'exégèse biblique, de réforme catholique tridentine et de gallicanisme. Pour la conception de la mort à l'ère des oraisons funèbres, je vous invite à lire les ouvrages de Philippe Ariès (1914-1984), historien dilettante des mentalités : 
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- Essais sur l'histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Seuil, 1975 ;
 - L'Homme devant la mort, Seuil 1977.
Ces livres sont disponibles en poche aux éditions Point. 
Les thèses historiques et littéraires que soutiennent Philippe Ariès et Jean-Michel Delacomptée ne relèvent pas d'une vision étriquée et hostile de la piété baroque. Certes, venu de l'Action française, Philippe Ariès s'en éloigna tout en cultivant un certain traditionalisme catholique. Cet historien "du dimanche", ainsi qu'il se qualifiait, eut du mal à être reconnu par les instances universitaires, avant de faire école. Même chose chez Michel Vovelle  qui nous révéla le processus de déchristianisation en cours en France dès le XVIIIe siècle. Tous ces grands auteurs veulent ou voulurent comprendre, expliquer mais non point condamner d'une manière réductrice, à partir d'une interprétation erronée du passé lu à l'aune du présent. Ils se mettent à la place de... en toute neutralité déontologique sans émettre aucun jugement moral déplacé. Il ne s'agit pas de déconstruire l'Histoire ni de la juger.
Les véritables fondamentalistes du XVIIe siècle furent Armand Jean le Bouthillier de Rancé (1626-1700), exact contemporain de Bossuet et les jansénistes...  sans oublier la sinistre Compagnie des dévots du Saint-Sacrement.
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Prochainement, vous aurez droit à Liliane Funcken ou la dénécrologie terminale de l'année 2015. 
     
http://www.babelio.com/users/AVT_Liliane-Funcken_202.bmp