samedi 26 octobre 2013

Charles Dickens : un auteur banni et has been aux romans devenus presque tous introuvables en éditions françaises.

Hormis une dispendieuse et déjà un peu ancienne édition de La Pléiade remontant à 1991, il est devenu à peu près impossible d'acquérir en France les romans suivants de Charles Dickens :

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  • Les Papiers posthumes du Pickwick Club (The Posthumous Papers of the Pickwick Club), publication mensuelle d'avril 1836 à novembre 1837 (*).
  • Le Magasin d'antiquités (The Old Curiosity Shop), publication hebdomadaire dans Master Humphrey's Clock d'avril 1840 à février 1841 (*).
  • Barnaby Rudge (Barnaby Rudge: A Tale of the Riots of 'Eighty), publication mensuelle du 13 février 1841 au 27 novembre 1841 (*).
  • Martin Chuzzlewit (The Life and Adventures of Martin Chuzzlewit), publication mensuelle de janvier 1843 à juillet 1844 (*).
  • Dombey et Fils (Dombey and Son), publication mensuelle de mai 1849 à novembre 1850 (*).
  • La Maison d'Âpre-Vent (Bleak House), publication mensuelle de mars 1852 à septembre 1853 (*).
  • La Petite Dorrit (Little Dorrit), publication mensuelle de décembre 1855 à juin 1857 (*).
  • L'Ami commun (Our Mutual Friend), publication mensuelle de mai 1864 à novembre 1865) (*).
 Cette liste, extraite de Wikipedia, est éloquente et se passe de commentaire... tandis que, comme l'on sait, les ouvrages dus aux plumes de Wilkie Collins,
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 bien inférieurs à ceux de L'Inimitable ainsi qu'il était surnommé, et de la souventes fois superficielle et fort peu révolutionnaire Jane Austen
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 ont les faveurs de l'édition française et bénéficient de constantes réimpressions en poche et semi poche, permettant à la presque unanimité de leurs textes fictionnels - parfois rébarbatifs comme La Pierre de Lune, fort ennuyeux ancêtre du polar - d'être disponible dans l'Hexagone. J'ose espérer que cet engouement n'est qu'un effet de mode passager, et que la gloire de Dickens reviendra.
Comme je l'avais déjà dit dans ce blog, quelque chose cloche, vraiment, puisqu'on adule des auteurs valant moins que d'autres, et que, c'est symptomatique, les adaptations britanniques filmées récentes desdits romans de Dickens ne trouveront aucun acquéreur ni parmi nos innombrables chaînes de télévision, ni a fortiori chez les éditeurs de DVD qui privilégieront les téléfilms de la BBC tirés de l'auteure Regency, même s'ils n'apportent pas grand-chose à la compréhension de ses fictions. Ainsi, nous voilà - à condition que nous soyons de parfaits anglophones - condamnés irrémédiablement à visionner sur You Tube les feuilletons saucissonnés adaptés de La Petite Dorritt et autre Ami commun.

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Charles Dickens, dois-je le répéter ? fait peur à notre mauvaise conscience d'Occidentaux repus reculant jusqu'au XIXe siècle par la grâce des sycophantes de Friedrich Hayek...

dimanche 13 octobre 2013

Arte, Patrice Chéreau et la musique des XVIe et XVIIe siècles.

Ils donnaient avec constance le bâton pour se faire battre par les partisans de la pire réaction. (le Nouveau Victor Hugo).

Ils donnent toujours l'impression de prendre le train en marche, de courir le sprint derrière le wagon de queue, alors qu'ils devraient conduire la motrice. (un chroniqueur socio-politique avisé)

Il eût fallu conserver une Eglise catholique forte et un Parti communiste puissant. (un historien post-catastrophiste)

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Ceci n'est pas une fable...
Je m'en réjouissais par avance : enfin, à une heure de grande écoute (19h), Arte allait consacrer son temps, pour seulement la quatrième ou cinquième fois en une décennie (!) à de la musique antérieure à Jean-Sébastien Bach. Télérama l'annonçait, le supplément télé du Monde de dimanche dernier aussi. 
Baste et gasp ! Quelle déception ! Une fois de trop, Arte a dépassé les bornes : elle a interverti les deux concerts prévus ce 13 octobre 2013, de minutage semblable, diffusant celui  programmé à l'origine à 23h15 (la musique italienne baroque) à 19h00 en lieu et place des oeuvres dirigées à Versailles par Olivier Schneebeli repoussées à une heure du matin, après un troisième hommage dominical à Patrice Chéreau ! Vous savez ce que cela signifie ?
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Si l'on se réfère à la politique culturelle d'Arte et consort, on peut désormais considérer que les compositeurs antérieurs à Vivaldi sont inécoutables donc improgrammables à la télé, tout comme les peintres antérieurs à l'impressionnisme sont incompréhensibles ! Oui, vous avez bien lu : Patrice Chéreau n'a été qu'un prétexte dans une déprogrammation sauvage digne de TFI (la seule chaîne cf Diapason, à avoir annoncé le décès d'Henri Dutilleux le 22 mai dernier) qui trahit le fait qu'Arte, aussi, vise désormais l'audience : la musique baroque italienne intéressera forcément plus de péquenots que la non rentable polyphonie d'Eustache du Caurroy et de Claude Le Jeune, aussi géniale puisse être l'interprétation des chanteurs d'Olivier Schneebeli ! Monsieur Scheebeli fut un pionnier remarquable : on lui doit l'exhumation d'un grand compositeur de l'époque Louis XIII : Guillaume Bouzignac : c'était en 1985, du temps où, grâce à des hommes extraordinaires vulgarisateurs comme Eric Lipmann puis Philippe Meyer, on pouvait écouter du Bouzignac, de l'Allegri ou du Jean Cras à la télévision... beaucoup de musique de chambre aussi : mais le marché est venu pestiférer et véroler l'étrange lucarne qui part désormais en gangrène gazeuse et en putréfaction liquide diarrhéique.
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Comme l'aurait déclaré un tirailleur sénégalais du début du XXe siècle : Hayek ya pas bon !
De fait, Arte se sent archi morveuse d'un impair estival absolu : elle avait dédaigné retransmettre l'Elektra de Chéreau au festival d'Aix, lui préférant Rigoletto du plus bankable Giuseppe Verdi. Diapason, dans son dernier éditorial, a parlé aussi de cette turpitude de l'ex-chaîne culturelle (le week-end seulement, telle une sorte de cinquième quart de la journée...de rattrapage).  Rappelons que le 31 décembre approche à grands pas et qu'Arte n'a toujours pas fait entendre une seule note d'Arcangelo Corelli (mort en 1713), de Charles Trenet (né en 1913) et de Benjamin Britten (né en 1913). Pour une chaîne boboiste chébran qui soutient à fond la caisse les LGBT, il est étrange de manifester un désintérêt intégral envers les deux derniers immenses musiciens cités, pourtant gays (Britten demeura fidèle toute sa vie à Peter Pears et mourut dans ses bras en 1976)... Mystère et boule de gomme. 
En réalité, il y a bien eu un magazine d'Arte consacré à l'Elektra de Chéreau, mais diffusé et rediffusé dans l'habituel ghetto dominical du matin ou de l'après-midi, lorsque les bobos se prélassent hors les murs de Paris et ne regardent pas la téloche : à ces occasions ineffables, Arte retrouve donc son ancien public, qu'on accusait à tort d'être exclusivement constitué de vieillards de plus de 57 ans ! Beau prétexte pour dénaturer une chaîne qui fut géniale de 1990 à 2005 et que j'ai regardée dès l'origine alors que je n'avais que 25 ans.
Qu'aurait écrit sur le forfait d'Arte notre cher Cyber Léon Bloy ?
En lieu et place du forcément admirable ultime opus de mise en scène de feu Monsieur Chéreau, nous eûmes droit à une transposition c(l)ownesque de Paillasse prostitutionnel propre à séduire les exégètes "branchés"(comme on eût dit autrefois des pendus), interprétation obtuse et traîtresse, tout en contresens, de "Rigoletto". Une fois de plus, Arte, tel le cochon, s'était dédit(e) de sa mission, qu'écris-je, de son sacerdoce culturel destiné à compenser toutes les putréfactions manifestées en ce haut domaine par l'unanimité des autres chaînes depuis 1985 et le sabotage de la série documentaire franco-japonaise sur le musée du Louvre, dont le Pharaon florentin alors au pouvoir craignait qu'elle fît ombrage aux métamorphoses radicales et pyramidales qu'il concoctait pour ce temple des arts. Vieilles jasses !

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Au fait, qui se souvient des Musiciens du soir, fameuse émission de Serge Kaufmann, dont le générique était  une oeuvre vocale de musique baroque chantée par des amateurs éclairés ?

Addendum :   de fait, dans cette lamentable affaire, Arte a commis un pataquès abracadabrantesque. Si l'on suit les magazines télé parus voilà une semaine, il était bien spécifié qu'au départ aurait dû être diffusé, en deux parties, le concert de la Chapelle royale de Versailles enregistré en 2010 : en première partie, à 19h, les motets de Bernier, Campra, Delalande et Cie, d'époque Louis XIV ou début Louis XV, avec, aux commandes, le choeur de chambre de Namur ; en seconde partie, vers 23h15, Olivier Schneebeli dirigeant le choeur du Centre de musique baroque de Versailles, avec des oeuvres de compositeurs contemporains d'Henri IV.
La mort du grand metteur en scène Patrice Chéreau n'explique pas toutes les bévues, puisque, dès la parution de Télérama, le mercredi, les deux parties du concert semblaient n'en faire plus qu'une, prévue à 19h, alors qu'à 23h15 était annoncée la musique baroque italienne, qui, comme l'on sait, a bénéficié de l'interversion finale. A mon avis, c'est une question de montage, de longueur mal évaluée de l'émission qui a d'abord joué, en plus de la réorganisation de la grille due aux hommages à Patrice Chéreau. Les programmateurs d'Arte ne connaissent même pas les minutages des émissions qu'ils doivent diffuser, commettant des erreurs regrettables que je croyais ne pouvoir trouver que sur des chaînes privées qui se moquent comme d'une guigne des horaires, minutages et autres. A bon entendeur salut.

samedi 12 octobre 2013

José Ramon Larraz et Paul Foran (aux sources d'Aurore-Marie de Saint-Aubain 5).

José Ramon Larraz Gil (1929-2013),
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 alias Gil, Dan Daubeney ou Watman, scénariste de bandes dessinées, réalisateur gothico-fantastique et horrifique de cinéma et de télévision, entré dans Spirou en 1967 avec la série d'aventures maritimes du XVIIIe siècle Christian Vanel, parti en 1979 après une ultime apparition de la série Paul Foran, lorsque enfin la rédaction de l'illustré révéla sa véritable identité, déclarant "tout ça, c'est Larraz," expliquant qu'il était avant tout un réalisateur qui pouvait se targuer d'être parvenu à faire sélectionner un film d'horreur Les Symptômes, représentant le Royaume-Uni, au festival de Cannes 1974, avant de réaliser Vampyres (Daughters of Dracula), au saphisme affirmé, film qui semble avoir eu une postérité parodique récente avec le Lesbian Vampyre Killers de Phil Claydon où joue notamment Louise Dylan par ailleurs interprète d'Harriet Smith dans l'adaptation par la BBC d'Emma, de Jane Austen, avec Romola Garai dans le rôle titre.
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Une atroce photo de Vampyres illustrait cet article de Spirou : Larraz, dans ses oeuvres de director aux côtés du macabre accessoire d'un couple de squelettes pas mal putréfiés. Plus déjanté, tu meurs...
Si cet article avait été consacré à l'imagerie de l'Afrique en bédé, j'aurais mis le paquet sur Michaël, où l'un des personnages principaux était un portrait craché de Marlon Brando, série publiée de 1967 à 1971, qui souffrait de ce j'ai appelé dans mon doctorat et mon DEA d'Histoire le syndrome d'Elsa la lionne, avec une représentation de l'Afrique immédiatement post-coloniale comme un Paradis perdu.
Mais nous sommes ici dans le fantastique gothique, à la recherche des réminiscences des bédés de Larraz (dont les dessinateurs étaient en fait Jesus Blasco-Montero et Jordi Bernet) dans la prétendue oeuvre hétéronyme d'Aurore-Marie de Saint-Aubain, Le Trottin en l'occurrence.
Paul Foran apparaît dans les pages de Spirou en 1968, à l'époque où Charles Dupuis assure l'intérim d'Yvan Delporte à la tête de la rédaction du journal. Le départ de plusieurs auteurs phares comme Morris, le ralentissement de la production d'autres, laisse craindre une pénurie aiguë de planches et de vides qu'il faut combler : c'est pourquoi Dupuis fait alors appel à des auteurs d'Outre-Pyrénées (Blasco, Larraz, Bernet) afin que les 52 pages que compte Spirou soient complètes chaque semaine.
A l'exception de Tif et Tondu, les auteurs espagnols sont les seuls à oser s'aventurer dans une veine fantastico-policière courante dans le cinéma britannique ou italien (le film Danger : Diabolik de Mario Bava est contemporain du démarrage de Paul Foran).
Ce que Larraz va alors faire, c'est instiller dans Spirou une dose du genre en question, dose singulière à la fois dérivée quelque peu du Giallo transalpin et des productions gothiques de la Hammer, sans omettre Roger Corman.
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Paul Foran appartient à la Brigade spéciale qui se mêle d'enquêter sur des affaires où transparaît le surnaturel  : sans le faire exprès, Foran est une sorte d'ancêtre d' X Files. Le Mystère du Lac est la première aventure de Foran, parue à compter d'octobre 1968. L'accueil de la série demeure longtemps mitigé, jusqu'à l'imprévisible succès, en 1975, de L'Ombre du Gorille, dont j'ai par ailleurs développé l'analyse des superbes premières planches du prologue africain dans mon DEA et ma thèse consacrés à la vision de l'Afrique coloniale dans la bande dessinée franco-belge (bon, je sais, les auteurs ici sont espagnols et Larraz est de surcroît catalan). C'est du fantastique africain pur, absolument génial, dû au crayon virtuose de Jordi Bernet, dont on connaît le talent. Tout y est question d'hypnose, de sujétion mentale, par le sinistre comte Baroff et par son descendant. Devant ce succès inattendu au référendum de 1975, Thierry Martens, alors rédac'chef, se résolut à créer une série d'albums brochés.
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Ce succès relatif ne dura pas : dès l'épisode suivant de Paul Foran, Le Retour de Ling-Hur, suite de Baroud dans l'île (1973), que Spirou fit paraître fin 1976, l'enthousiasme retomba à un étiage fort bas, et la série s'éteignit trois ans plus tard avec Le Repaire de la mort lente, traité dans un style aussi Hammer que les autres avec toutefois quelques relents hitchcokiens .
Pourtant, Le Retour de Ling-Hur contient une séquence intéressante : celle où les héros sont prisonniers de bonzes vampires adorateurs de la chauve-souris, moines bouddhistes dissidents et déviants qui arborent tous des trognes à la Nosferatu aux canines bien aiguisées. Leur aspect n'est pas sans faire songer aux moines momifiés vivants de Tsampang Randong, disciple de Kukaï, auquel Aurore-Marie de Saint-Aubain fait ainsi allusion au chapitre XIX du Trottin, à l'occasion de la démonstration du robot à tête de squelette de la Mère supérieure, conçue par Nikola Tesla, automate cauchemardesque à la fois inspiré par Les Masques de Mort de Jess Long (1973) et par la momie du pharaon de la XVIIe dynastie Seknenré-Taâ :


"Elle se fût attendue à une épure, à une représentation symbolique, réduite à des signifiants essentiels de ce que devait incarner et évoquer, dans les mentalités collectives, la mère supérieure d’un monastère. En lieu et place, le regard de Cléore se trouva confronté à une religieuse baroque, à l’espagnole, presque à la semblance d’une de ces statues processionnelles bariolées et surchargée de dorures, mais scélérate, parce que son visage, vitriolé, vérolé, horrible, n’était plus qu’une tête de mort au stade ultime de la lèpre ou de la syphilis, à moins qu’elle souffrît d’érésipèle ou de ce que l’on nommait lupus érythémateux. C’était Alphonse Rabe, l’homme de lettre défiguré – qui fort beau fut – fait femme ; c’était une momie pharaonique vivante aussi, à moins que Tesla se fût inspiré des bonzes japonais auto-momifiés du sectateur Kukaï dont les dépouilles, séchées, mitrées, couvertes de leurs habits sacerdotaux damassés et moisis par les affres du temps, étaient des objets d’adoration turbides. Ces momies bouddhiques, qui dégageaient une odeur à la fois suave et rance de pourriture passée, pullulaient semblait-il au Thibet. Elles étaient légions dans des excavations creusées de niches, grottes peinturlurées de fresques de Bodhisattvas, et autres divinités infernales du Bardo Thödol, que les lamas disaient communiquer avec l’antre souterrain du Roi du Monde ou Agartha. Ces nécropoles se réclamaient d’un disciple dissident de Kukaï ayant vécu au XVe siècle : Tsampang Randong Lama. Moi, Faustine, je sais cela ; je l’affirme sous serment, parce qu’un témoin irréfutable, que j’ai rencontré à Venise, me l’a expliqué[1].
« Pour l’effrrrroyable visage de la Mère, pérora l’inventeur, je me suis inspiré d’une dépouille pharaonique célèbre d’une putridité évocatrrrrice… Connaissez-vous l’Egypte et l’affaire de la cache des momies rrroyales de Deir el-Bahari, découverrte par Emile Brugsch bey en 1881 ? Certes, les Français l’avaient signalée d’aborrrrd mais…
- J’avoue, Monsieur, mon ignorance… Ce Brugsch n’est-il pas allemand ?
- Cette cache servait de dépôt secrrret à toutes les momies des pharaons du Nouvel Empirre, du moins, à prresque toutes. Il y en avait quarante en tout. Afin qu’elles fussent exclues de l’avidité et de la convoitise des pillards d’hypogées, les prrrêtres leur avaient aménagé cet abrrri secrret.
- Quel est donc le lien avec l’aspect épouvantable de la Mère ?
- Sa face défigurée et morbide reproduit les traits décomposés de la plus mal conservée de toutes ces momies désorrrmais cairotes : le dernier pharaon de la dix-septième dynastie Sekenenré Taâ, qui pérrrit au combat, lors de la victoire présumée qui chassa les Hyksos du pays de Kemi. On l’embauma à la hâte alors que la putrrrréfaction faisait jà son œuvrrrre. Il fut primitivement inhumé en la nécrrrropole de Dra Abou el-Naga, avant que les prrrêtres ne le déplaçassent comme les autrrres…
- Ne serait-ce pas plutôt le nom d’une créature de foire, l’homme momie-vivante, que le comte Galeazzo di Fabbrini exhiba de village en village dans l’Italie profonde des années 1860 ?
- Cerrtes oui, aussi… Mes ouvrriers et moi-même, nous nous inspirrâmes des souvenirrs de l’aventurirrrier Frrédéric Tellier, l’adversaire le plus corriace du comte di Fabbrini. »

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  La momie de Sekenenré Taâ était réputée pour son fumet, son musc pesteux. Julien, avec son franc-parler populaire, aurait dit que cette dépouille était tombée dans la mistoufle. Cléore eût rectifié : dans la déliquescence.
  Tesla procéda à la mise en route de l’androïde sous les yeux d’une Cléore fascinée par tout ce qui touchait à l’altérité, à la monstruosité. Inerte et ballante, cette Coppélia, adonisée en symbole de la raideur fanatique du Siècle d’Or espagnol, s’érigea d’un seul coup, ce qui suscita des frissons de surprise et de crainte en l’épiderme laiteux de la comtesse de Cresseville. La seule vue de cette mère fouettarde à la face de fins dernières, de vanité baroque, suffirait à dissuader les fillettes de se complaire en leur abjection de pécheresses juvéniles. Nikola Tesla avait élucubré une horreur géniale."



[1]    Aurore-Marie de Saint-Aubain fait allusion à sa rencontre non officielle en 1888 à Venise avec celui qu’elle nomme Daniel, sans autre détail sur son identité, dans son poème Le voyage magique. Ce mystérieux personnage, dont aucune trace historique ne subsiste à cette époque, lui aurait démontré l’inanité de ses desseins boulangistes et le caractère vain et infondé théologiquement de la secte qu’elle dirigeait, les Tétra-épiphanes.


Cette longue citation méritait qu'on s'y attardât.
Dans l'ultime épisode de Paul Foran, on trouve un personnage de brute muette, un peu simiesque, le domestique Oloff, brutalisé par le "méchant" de l'aventure : il ne s'exprime que par des mmm et meurt criblé de balles. On retrouve l'idée du muet inquiétant avec le Bourreau de Béthune, hommage à un catcheur des années 60, certes, mais avant tout client sado-maso de Moesta et Errabunda, qui adore se faire fouetter par Adelia O'Flanaghan, l'amante de l'héroïne Cléore de Cresseville (chapitre XI du Trottin) :



"Le bourreau de Béthune arborait une cagoule de cuir pourpre, dotée de deux ouvertures orbitales et d’une fente nasale, mais l’emplacement de la bouche demeurait clos, obturé. Par ailleurs, afin qu’il accentuât son tourment, il operculait toujours cette bouche avec un sparadrap. Conséquemment, il ne pouvait parler. Cela lui conférait un mutisme inquiétant et il ne pouvait marmotter que des mmm…mmm… ou des hu…hu… d’idiots congénitaux déshérités de cirque que Délia se devait de décrypter si elle voulait que s’exécutassent correctement les souhaits morbides de ce client illustre quoiqu’il vînt incognito.
  Sous l’anonymat de la cagoule de cuir, le bourreau de Béthune n’empêchait aucunement les spéculations de courir au sujet de son identité. D’aucuns prétendaient qu’il s’agissait d’un ministre important, celui de l’Intérieur sans doute. Il dissimulait ainsi ses vices et affichait en public une vertu de façade fort commode, lui qui luttait officiellement contre la prostitution et appuyait l’action de la Mondaine ou de ce qu’il en restait depuis 1881. D’autres pensaient que c’était un important industriel, membre du Comité des Forges, mais la thèse du ministre de la police semblait la plus probable : la ventripotence du client correspondait de manière troublante avec celle de Monsieur V**."
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Enfin, le vampirisme saphique cher à Larraz, bien qu'absent de Paul Foran, si ce n'est dans le deuxième épisode de la série, paru début 1969 et demeuré inédit en album Dupuis, se retrouve illustré par les liens unissant les jumelles Daphné et Phoebé de Tourreil de Valpinçon avec leur patiente : la comtesse Olenska (chapitre VIII du Trottin) : 



La comtesse Nadia Olenska Allilouïevna était âgée d’à peine trente ans. Bien qu’elle eût conservé jeunesse et beauté, elle paraissait hors d’âge du fait d’une maladie de langueur qu’on prétendait causée par son veuvage précoce. Elle était crêpe et deuil, voiles et désolation, toute l’année durant. Feu son époux, le comte Stanislas Grigorievitch Olensky, s’était brûlé la cervelle cinq ans auparavant sur la table de jeu de Monte-Carlo. Descendant d’un patriote polonais qui avait eu pignon sur rue au temps du Grand-Duché de Varsovie, le comte Olensky n’avait connu qu’exil et ruine après que sa famille eut été décimée lors de la répression qui avait suivi la révolte polonaise de 1863. Jà mort avant même qu’il n’eût plus ni sou, ni maille, il n’avait pu épouser une compatriote qu’en sacrifiant son argenterie et son dernier haras. Rien n’y avait fait : Olensky avait dilapidé la dot de Nadia en accumulant les dettes de jeu, jusqu’au geste fatal.

  Depuis cinq ans, la comtesse ruinée vivait des aides de Madame la vicomtesse de**. Elle était sans enfant, et afin qu’elle pût se distraire quelque peu, Madame de** l’avait aiguillée vers l’Institution de Cléore au point qu’elle en devint la cliente la plus assidue, reportant son affection bien particulière sur les jumelles dont la beauté blonde aussi languide que la sienne la fascinait. Elle ne manquait aucun rendez-vous, aucune séance hebdomadaire de soins spéciaux du jeudi après-midi. Sa longue silhouette voilée descendait d’un hansom cab anglais marqué de ses armoiries, et elle se rendait, à pas de trotte-menu, jusqu’à la salle où officiaient ses adorées enfants. On devinait sous la gaze noire un merveilleux visage de blonde aux longues mèches de lin nouées en un lourd chignon, aux yeux immenses de quartz rose, d’une grâce d’albinos. Sa face était ivoire et marbre immaculé. Son incarnat était albâtre, craie, talc, falaise de Douvres de pierre blanche, roche tendre de peau qui, au moindre choc, pouvait s’effriter toute, se rayer au moindre coup d’ongle. Elle promenait  son corps anonchali de Triste Pepa[1] poitrinaire au regard mélancolique insigne jusqu’au pavillon principal. On eût dit quelque gracieux navet exsangue. Elle incarnait à loisir l’automne de la fleur, lorsque se tarit la sève. Messieurs Diksee et Waterhouse, ces grands peintres d’Albion, n’eussent point dédaigné un si joli modèle, tout en neurasthénie. Lorsqu’elle était parvenue en la place et que les jumelles étaient accourues à sa rencontre en trottinant sur leurs bottines, leurs grands rubans flottants dans leurs cheveux de soleil, avec des cris et des babils joyeux,  ses longues mains de chlorotique, une fois dégantées, puisaient dans une bonbonnière qu’elle avait apporté une poignée de douceurs avec lesquelles Madame la comtesse amadouait les deux fillettes afin qu’elles se soumissent à sa volonté expresse. Les jumelles, enrubannées et parfumées jusqu’à l’ostentation, l’escortaient alors jusqu’à la salle spéciale en suçotant leurs sucreries avec une délectation bruyante, presque grossière. Daphné et Phoebé s’en gâtaient les dents au risque des caries et des mauvaises odeurs de bouche.

 Parfois, quand le fond de son réticule le lui permettait, notre comtesse polonaise s’en revenait avec les derniers joujoux et Bébés de porcelaine de Paris, qu’ils fussent Jumeau, Bru ou Huret, mais la plupart du temps, outre les bonbons, Daphné et Phoebé devaient se contenter de babioles de deux sous. Elles s’en emparaient et venaient en la pièce avec elles.

 Le rituel commençait lors. Madame la comtesse refermait l’huis de cette salle gothique, fort obscure, éclairée uniquement aux chandelles, où brûlaient des braseros et où ardait un feu de cheminée quelle que fût la saison. L’ornementation se voulait terrifiante, propre à prodiguer des sensations de terreur inquisitoriale : tables de géhenne, vierges de fer, brodequins, tenailles, fouets, planches et cordes d’élongation, entonnoirs, encombraient ces aîtres de supplices tout en clair-obscur. Nadia Olenska prenait place sur une espèce de faudesteuil ou de cathèdre en chêne, sculpté de scènes du Jugement Dernier, représentant des légions d’anges et de démons, d’âmes sauvées ou damnées tourmentées par des succubes bestiaux aux poitrails agressifs de sphinges. La chaire était conçue spécialement afin que trois personnes s’y assissent, une calée sur le siège, deux à croupetons ou à califourchon sur chaque accoudoir capitonné. Ce siège était dérivé, adapté, Cléore ne le cachait point, d’un modèle en usage dans certaines maisons que l’on ne nomme pas.  Des lanières de cuir attachaient les poignets de la comtesse à ces accoudoirs sièges secondaires, réservés à des personnes de petite stature, donc à ces demoiselles, tandis que son buste demeurait en quelque sorte scellé au dossier de la cathèdre par une ceinture ornée de clous, qui vous meurtrissait si, par mégarde, on la serrait trop.

 Une fois la comtesse Olenska bien sanglée, Daphné et Phoebé procédaient à un déshabillage rituel partiel de la cliente : elles ôtaient voiles de veuve et chapeau, dénouaient le chignon dont elles extrayaient les épingles une à une en prenant garde de ne point se piquer, laissant les mèches de lin retomber jusqu’aux reins, s’épandre au dossier du faudesteuil, dégageaient le cou de cygne translucide en enlevant le camée du col et en délaçant le jabot du chemisier de batiste et de dentelle. Une fois ledit cou à nu, les doigts gaillards des fillettes le caressaient et le lissaient longuement ; leurs bouches pourprées le baisaient aussi, tâchant d’y déceler les bonnes veines, de faire la part belle entre veines et artères, entre la carotide et le reste, afin qu’elles se prémunissent de tout accident fâcheux lors de la saignée qui suivrait. La sève du désir montait en Madame, surtout lorsque les caresses tactiles ou buccales de Daphné et Phoebé parcouraient avec insistance la nuque duveteuse, d’un duvet blond presque blanc. Ses extrémités, pieds, mains, même les lèvres et les paupières, étaient prises de tremblotements convulsifs de feuilles nervurées à l’infini, secouées par un zéphyr subtil. Nadia frémissait, tentait à son tour d’attoucher les fillettes qui profitaient de cette montée de tension pour exciter encore davantage la volupté tortue de notre Polonaise souffreteuse. Il régnait en général une chaleur d’enfer doloriste dans cette pièce confinée, sans fenêtre, chaleur des sens alimentée par les multiples foyers. C’était prétexte à ce que les jumelles se dénudassent, une fois la Dame bien entreprise ; Daphné et Phoebé, en un ensemble parfait, bien coordonné, en des gestes langoureux d’une exaspérante lenteur, faisaient choir un à un leurs atours mignards sur le sol, tout en s’arc-boutant aux accoudoirs du faudesteuil, lèvres pointées vers les joues exsangues de Madame, jusqu’à ce qu’elles n’eussent plus sur elles que leurs derniers dessous, pantalons et chemise virginaux de coton ouaté aux fragrances de lavande émollientes. Leurs cheveux blonds, libérés, tombaient en torsades sensuelles jusqu’à leurs mollets poupins. Il était amusant de voir les poupées de porcelaine, lorsqu’il y en avait des neuves, aussi dorlotées qu’elles fussent, sagement assises dans leur coin, spectatrices indiscrètes, assister, impavides, de leurs grands yeux de verre inexpressifs, à cette séance thérapeutique d’une brûlante volupté.

 Lors de la récente canicule, prétextant que la chaleur, ce jour-là, avait dépassé les limites, Nadia Olenska Allilouïevna avait voulu que les choses allassent plus loin, que les jumelles se missent torse nu, qu’elles dévoilassent leurs pousses roses afin qu’elle en bécotât et mordillât la chair tendre, qu’elles entrouvrissent leurs pantaloons (car la comtesse n’employait ce terme impudique qu’en anglais) à l’endroit stratégique ourlé de replis mystérieux en principe non encore boisés à leur âge (elle se trompait sur ce point), afin qu’elle pût jouir du spectacle de toutes ces chairs de vierges impubères ainsi offertes et que ses mains pussent se faire plus hardies et caressassent à leur tour ces gamines à leur entrefesson. Daphné et Phoebé, à cheval sur le règlement strict de Moesta et Errabunda, refusèrent d’exhiber leur jeune poitrine, mais accordèrent une faveur perverse à la comtesse : elles ouvrirent le petit bouton nacré de l’entrejambes de leurs pantalons, puis s’amusèrent à se frotter à califourchon contre les accoudoirs bien enrobés de velours, à la manière de Délie sur le parquet. Ce fut pour Madame un supplice de Tantale ; l’emplacement des liens de cuir des poignets était calculé juste de manière à ce que les doigts impatients de la belle languide, aussi longs qu’ils fussent, ne parvinssent pas à effleurer et attoucher cet entrejambes ainsi offert à la tentation. Ils étaient pris de spasmes incoercibles, et la Dame allait jusqu’à en baver de frustration. Son cœur s’emballait au risque de la mort. Son sang entrait en ébullition. Elle était lors mûre pour la saignée. Daphné et Phoebé se gaussaient d’elle tandis que l’extase inassouvie de la cliente atteignait des sommets intolérables. Elles-mêmes prises dans leur délire orgasmique, échauffées et pourpres, trempées d’une sueur malsaine, les perverses se saisissaient alors chacune d’une lancette et, à tour de rôle, tout en poursuivant les frottements obsessionnels de leur conque intime irritée et rougie sur le tissu des bras de la chaire, saignaient la Dame au cou, lui arrachant de petits cris de chatte en détresse. Deux calices tarabiscotés, constellés de pierreries, incrustés d’un double camée représentant les profils des enfants de France, Louis XVII et Madame Royale, servaient à recueillir les pintes vermeilles qui y gouttaient. Puis, les fillettes buvaient ce sang et s’essuyaient la bouche. Elles achevaient leur travail en s’arc-boutant à nouveau aux accoudoirs, tandis que la comtesse murmurait, presque évanouie, de son accent polonais étrange : « Mes choux d’amour…Mes choux d’amour…non, pitié… ». Elles suçaient et léchaient ce qui perlait encore de la plaie, afin qu’aucune trace du liquide vital, même la plus ténue, n’échappât à leur gustative jouissance. Sur ce fauteuil de supplice, cela formait une figure grotesque, enchevêtrée, un enlacement horrible d’empuses et de sangsues en lingerie de vierges trempée de sudations, empuses ou lamies dont les ventouses obscènes mordillaient, suçotaient et  pompaient ce qui restait encore à déguster. Le cou de cygne meurtri, marqué par ces écorchures, ces plaies béantes et ces suçons létaux, réclamait qu’on le pansât. C’était lors chose faite par mesdemoiselles, avec un art insigne. Puis, la comtesse, repartait, plus faible, plus titubante, plus transparente, cireuse et crayeuse que jamais, prenait congé de la maisonnée, gratuitement car désargentée, Madame la vicomtesse de** payant sa note. Chacune des fillettes, la séance achevée, s’apercevait alors que son rut l’avait inondée de plaisir et qu’il fallait aller au tub d’urgence.


[1]     Surnom de la seconde épouse du Dauphin, père de Louis XVI, Marie-Josèphe de Saxe.

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J'aurais pu aussi épiloguer sur La Momie, 4e et ultime album de Foran que Dupuis édita en 1979, bien que cette aventure remontât à 1970  : j'en eus longtemps très peur, les momies, égyptiennes ou Inca faisant partie de mes fantasmes issus de l'enfance. (celle de Foran fut fortement inspirée par les films de la Universal et de la Hammer avec ses bandelettes pendantes moisies).
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