vendredi 24 mai 2013

Ken Loach : "L'Esprit de 45" ou l'art de marginaliser un film qui dérange.

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Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle (Napoléon Bonaparte).

Ken Loach est un grand homme (affirmation de moi-même).

Là où il y a l'homme, il y a aussi le rat (Li Wu).

Les rats pressés ne causaient jamais de soucis (Joyce Carol Oates : Eux, cité par un vampire en hommage à Anne Rice).
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Le grand chanteur et comédien Serge Reggiani avait autrefois chanté magnifiquement que les loups, nazis ou versaillais, étaient entrés dans Paris. De nos jours, ce sont les rats stipendiés du friedmano-hayekisme ou ultralibéralisme qui ont investi la presse et l'industrie du cinéma, de sa distribution aussi, permettant notamment à des critiques affidés de traîner dans la boue réactionnaire l'oeuvre documentaire de Ken Loach.
Le remarquable L'esprit de 45,  constitue un hommage fervent et chaleureux, émouvant aussi, comme un adieu funèbre, au welfare state, à ceux qui l'ont bâti après-guerre, à celles et ceux, derniers témoins en voie d'extinction, qui, après avoir participé à la cause fondamentale du pourquoi nous combattons, l'ont vécu et connu...
Une fille d'épicier avaricieuse, fesse-mathieu, pouacre, arpagoneuse, grigoute, à l'esprit ranci, chanci, conservateur et étroit, épigone du pire protestantisme du XVIe siècle qui, à la représentation du pauvre image du Christ, substitua l'infamante conception du pauvre fainéant et parasite, démantela ce monde juste pierre après pierre, et son idéologie pesteuse se répandit sur la planète tout entière telle une mort noire. Cette Maggie Thatcher correspondait de manière étonnante au portrait de ses contemporains que Jane Eyre, alias Joan Fontaine, dressait en prologue au film de 1943 :
 I was born in 1820, a harsh time of change in England. Money and position seemed all that mattered. Charity was a cold and disagreeable word. Religion too often wore a mask of bigotry and cruelty. There was no proper place for the poor or the unfortunate.
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A l'esprit de 45, cette femme cavalière de l'Apocalypse voulut substituer l'esprit rance de 1820, l'esprit du comte d'Artois et de son camp ultra, turgescent de pourriture, l'esprit de ceux qui, coiffés de leur perruque mitée à queue de pigeon, n'avaient rien compris, rien appris, rien oublié.
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Pour Margaret Thatcher, tout ce qui n'était pas ultralibéral était marxiste-léniniste y compris ses prédécesseurs tories  au 10 Downing street  comme Harold McMillan.
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Elle distribuait ses oukases et fatwas de haine hayekienne, tel monsieur Pierre Boulez ses critiques à l'encontre de la musique non dodécaphonique (y compris contre Henri Dutilleux, qu'il ne consentit jamais à diriger, cet immense disparu escamoté dernièrement par notre anti-télé à l'exception notable de France 5). William Beveridge (1879-1963), l'homme à l'origine de l'Etat-providence, appartint à ses cibles d'opprobre et de vomissure favorites. Elle avait interdit que les enfants bussent du lait à l'école, contrairement à Pierre Mendès France chez nous. Bref, c'était une fieffée sectaire, encourageant l'individualisme le plus forcené, the selfishness.
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Nous comprenons fort bien que William Beveridge n'était ni marxiste, ni gauchiste. C'était un baron né au Bengale, le baron Beveridge de Tuggal, homme politique et économiste whig, donc libéral en fait, qui, à l'époque du war government de Winston Churchill, à l'initiative du ministre du travail Ernest Bevin (travailliste),
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 fit différentes recommandations et publia plusieurs rapports demandant l'instauration de la protection sociale, l'établissement de l'assurance maladie, les indemnités de chômage etc... Ces réformes (pour les ultralibéraux, manieurs hors pair de la novlangue logomachique, réforme signifie en vérité réaction, comme en 1815) apparaissaient indispensables à cause de la misère effroyable du peuple britannique,
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 récompensé pour sa vaillante résistance contre l'indicible nazi. Elles avaient pour objectif non de détruire le capitalisme pour le remplacer par un système soviétique, mais, au contraire, d'en garantir un meilleur fonctionnement, plus équitable.
L'Etat-providence venait de naître : ce fut cela, l'esprit de 45, de solidarité, appliqué après la massive victoire électorale travailliste par le gouvernement Clement Attlee, qui procéda à de nombreuses nationalisations : au fond, ce programme ressemblait à celui du Conseil National de la Résistance en France.
Le documentaire hommage de Ken Loach a, on le devine, été saboté par nos modernes contre-révolutionnaires : distribué en à peine trois copies la semaine de sa sortie, il s'est depuis péniblement haussé à douze ! S'il ne sort pas en DVD ou blu-ray et si aucune chaîne de télé n'en veut, nul ou presque ne le verra.
Tout cela me rappelle le fâcheux et scandaleux palmarès cannois de 1995, lorsque le chef-d'oeuvre historique de Ken Loach, Land and Freedom, sur la Guerre d'Espagne et le POUM, revint bredouille au profit d'un hénaurme nanar ex-yougoslave bouffi d'artifices. 
Une critique quasiment anonyme du Monde, brève et sommaire, pour tout dire d'un laconisme crasse, m'a parue insultante pour Ken Loach et son documentaire, considérant celui-ci comme une espèce de statue soviétique stalinienne rouillée dressée encore au milieu d'une ville du Paradis ultralibéral d'Albion. Ce genre de critique est bon pour la presse d'extrême-droite la plus vile.


mercredi 22 mai 2013

Aurore-Marie de Saint-Aubain : l'homicidé en la Cathédrale. Réaction littéraire aux circonstances de la mort de Dominique Venner.

Au commencement était le Profit. Et le Profit était en Dieu ; et le Profit était Dieu. Puis, le Profit se fit chair en Adam Smith.
(Thaddeus Von Kalmann : Slavery Trek. Presses de l'Université de Chicago 1947).

England is decaying (une prof d'anglais de lycée vers 1980).

Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire (citation apocryphe attribuée à tort à Voltaire).



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AVERTISSEMENT :  un fait divers terrifiant et spectaculaire vient, pour un temps, de défrayer la chronique ronronnante de notre actualité atone. Il implique un milieu politique que je ne fréquente pas, que je n'approuve pas. En parler, à la manière d'Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), poétesse parnassienne, décadente, légitimiste, nationaliste et antisémite (ce qui ne freinait pas sa défense du féminisme et du saphisme, ô paradoxe !) ne signifie aucunement adhérer aux idées de ces personnes contemporaines nostalgiques d'une France mythifiée qui n'a jamais existé, sauf dans leur tête. Il s'agit de se faire une idée : si Aurore-Marie de Saint-Aubain était revenue en 2013 d'entre les morts, qu'aurait-elle exprimé ? Sa conscience eût été tourmentée, car pétrie de contradictions, écartelée entre l'exaltation d'une France d'autrefois conforme à sa pensée et son apologie de l'amour entre femmes ? Il faut avant toute chose dissiper les malentendus que ce texte de fiction pourrait susciter.

Après presque cent vingt années de séjour parmi les Ombres, mon âme surgit en après none d'un gouffre sépulcral, s'extirpant du non-désiré Tombeau, et s'allant errante par-dessous les nuées, vaguant çà et là, baguenaudant, rejoignit le naos ogival de la grand'Notre-Dame. Je flottais, éthérée, pellucide, quêtant le vain secours, souhaitant m'incarner de nouveau bien que venue d'outre-tombe. La nef ouvrée, emplie à cette heure d'ouailles et de visiteurs, resplendissait de lueurs rosacées.
Un homme, un inconnu vieillard de cet avenir indéchiffrable, versicolore, éraillé de pruine, marchait avec résolution vers l'autel ouvragé, où l'ostensoir étincelait, sans que les fidèles, l'assistance, se souciassent de ses intentions turbides. Il déposa quelque chose sur ledit autel. Lors, il extirpa une arme, antique canon métallifère bruni d'outre-Quiévrain, et, résolument, s'homicida sans que je pusse rien tenter du fait de mon immatérialité intrinsèque. Cela fut franche horreur en cette société qu'on disait gobergée de spectacle. Les marbres, les dallages émoussés, les entours, s'épreignirent de sa tête meurtrie, en une éclaboussure pourprée jaillissant en diaprures sanguines. La tragédie se déroula devant mille cinq cents témoins.
Le défunt avait laissé une lettre pour expliquer et justifier son geste destructeur. Douée de sens, bien qu'à l'état d'esprit, je parvins à la lire. Par chance, elle était rédigée en un français point trop altéré par la distance temporelle. L'homme y fustigeait la décadence de notre vieille France sans que j'eusse pu comprendre, pauvre psyché revenue du Néant, la signification exacte de ce que je pouvais interpréter comme un sacrifice. Il suffisait pourtant que j'observasse cet environnement futur, ne seraient-ce que les spectateurs composites emplissant la nef de leur effroi, pour qu'à la parfin, je comprisse de quoi il en retournait. Les termes épistolaires obituaires de la missive d'adieu devinrent alors intelligibles, compréhensibles pour mon intellect post-mortem. Ce pays de l'avenir n'était plus mien ; trop, par trop avait-il changé en cent vingt ans, victime d'une métamorphose à réprouver selon mes goûts et mes affinités, car non conforme à mes idéaux, bien que je constatasse qu'un de mes rêves les plus inaccessibles, dénoncé avec véhémence par l'homicidé, s'y était accompli, réalisé enfin : l'admission dans la légalité de l'amour entre femmes que tant dans mes écrits, dans mes poëmes et mon roman Le Trottin j'avais appelée de mes voeux. C'était lors une reconnaissance solennelle, mais que point tous acceptaient encor.
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L'homme mort cultivait la discorde, en marginal conscient se disant banni des sphères officielles dominantes de ce temps. Il se déclarait historien, essayiste, esthète et polémiste. Il dirigeait une revue historique ambigument de qualité, qui instillait un lent poison subtil, un opiat troublant, dans les veines et les pensées, les idées, de ses lecteurs afin qu'ils adhérassent à ses thèses, qu'ils s'y convertissent. On qualifiait ses écrits et ceux de ses collaborateurs, de mots inconnus de mon époque : "déviationnistes" et "révisionnistes". J'ignorais tout des événements futurs survenus durant ces cent vingt années après mon trépas, mais je compris que des choses grandes, considérables, des bouleversements nonpareils, en plus de celui que j'avais souhaité, avaient tout métamorphosé de fond en comble, jusqu'à faire accroire à une perte de repères et de valeurs.
Certes, les Des Esseintes de ce vingt-et-unième siècle auraient pu se sentir chez eux, mais non point moi.
Le spectacle de soi l'avait emporté sur toute autre considération, bien que l'esprit solidaire, de groupe, revînt par d'étonnants détours, du fait des excès mêmes du matérialisme dominateur, des ravages et turpitudes causés par un esprit de lucre qui ruinait et écrasait tout.
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La contradiction divisait et partageait les générations : des vieillards croyaient en un avenir meilleur s'extirpant telle une taupe habile en sapes des décombres futurs de ce monde jà lézardé. Pour l'heure, les temps nouveaux étaient en gésine. Des jeunes gens, au contraire, rongés par le pessimisme inhérent à une crise économique prolongée depuis long-temps, étaient revenus de tout et s'abandonnaient à la désespérance.
Tout cela était fort troublant ;  Edouard Drumont et Gyp, mes amis,
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 avaient ici leurs épigones, et moi de même... Je me voilai ma face évanescente, doux spectre mièvre blondin drapé d'un virginal suaire, tiraillé entre la nécessité du retour aux ténèbres tombales éternelles et la curiosité d'en savoir plus sur l'avenir. Une fièvre rémittente - persistance du mal consomptif qui m'avait emportée à trente ans ? - provoqua en moi frissons et tremblements... Je questionnai mon impalpable conscience, me demandant si, en ce nouveau siècle, un nouvel Edouard Drumont aurait l'audace de commettre un brûlot polémique intitulé La France antiphysique. Cela eût été odieux, impensable pour ma Cause.
Je parcourus avec attention mon environnement, scrutant tout ce que je pus dans ce nouveau Paris, voulant à tout prix connaître le niveau d'étiolement de ce monde futur. Mes observations parurent ne durer qu'un instant tant mon état spectral facilitait la promptitude de mes déplacements. J'eus tôt fini. Forte de cet enseignement d'exploratrice invisible et immatérielle, j'avais beaucoup appris, notamment l'existence d'une thèse d'un certain Henri-Irénée Marrou intitulée Saint Augustin et la fin de la culture antique. Je me demandai si l'acte du suicidé, quoiqu'il eût revêtu l'aspect d'une mort-spectacle, une mort-exhibition, conforme aux excès de mise en scène histrionique de l'individu propre à ce temps d'avenir,  ne revêtait pas une forme, non point de protestation, mais de vaine résistance,  ainsi qu'il en avait été dans la Rome finissante, lorsque d'éphémères empereurs, tels Constantin III et Majorien, avaient tenté de sauver ce qui subsistait encore parmi les ruines et les gravats, les décombres des murs de soutènement de l'édifice de l'Empire d'Occident en proie aux invasions barbares, ces empereurs-usurpateurs ayant dérisoirement souhaité que les pans du bâtiment restant encore debout tinssent toujours bon quel qu'en fût le prix. Mais Majorien et Constantin III étaient arrivés trop tard, étaient demeurés trop peu de temps au pouvoir pour qu'ils pussent enrayer la décadence. Ils avaient fini dans le sang, assassinés ou exécutés. Lors, l'aporie se fit jour... Décadence ? Le mot usité par le mort était trop fort, trop considérable, trop chargé de connotations antiques... Mais je me réclamais de manière explicite de ce mouvement-là ! - du moins, tant qu'il se limitait à une expression littéraire, esthétique et plastique ! Je ne pouvais conséquemment admettre qu'on assimilât un des mes idéaux d'anandryne à une blettissure, à la lente décomposition en un byssus, en un mycélium invasif, de notre pays au passé royal si prestigieux. L'éclaboussure du sang de l'homicidé sur les dalles et l'autel avait été à la semblance de la souillure pourprée entachant le portrait de Dorian Gray après que le personnage du roman scandaleux de mon ami Oscar Wilde eut assassiné le peintre Basil Hallward. J'avais dévoré ce livre dans la langue originelle, ce, dès sa parution, bien que je susse que la censure hypocrite avait pesé gravement sur son contenu.
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Qui plus était, je ne pouvais décemment me faire panégyriste, écrire l'apologie de ce moderne samouraï de Cipango qui avait choisi sa voie, fidèle à son bushido-code d'honneur et avait converti le seppuku nippon en coup de feu mortel en pleine tête. Je ne souhaitais pas le retour de temps obscurs et fanatiques, des persécutions exercées par les sectateurs et hiérophantes des anciennes religions envers et contre les miennes, ces femmes de la Cause, quoique j'eusse lu que l'homicidé craignît avant tout la Chute, tel un fruit pourrissant, de notre civilisation dans l'escarcelle des plus fanatiques adeptes du Coran.
Ce que j'aimais le plus exalter dans mon oeuvre brillante, c'était le monde païen, grec, romain, en une nostalgie narcissique, égoïste... Souhaiter le retour d'une France royale mais médiévale, emplie de féodalisme, représentait certes pour moi un moindre mal, mais non l'Idéal absolu, à défaut du retour de la Pax romana. Ô anacouklesis !   
Mêmement, je ne pouvais  rejeter l'ensemble de la civilisation musulmane d'autrefois, de son legs venu des âges brillants de l'Islam, son raffinement, sa quête d'Absolu spiritualiste, mystique, ses Arts, sa Science, sa médecine, sa poësie... Son arriération m'apparut toute récente.
Le suicide de l'inconnu de Notre-Dame tourmenta tant mon esprit flottant que je choisis de réintégrer les limbes de l'au-delà qu'au grand jamais je n'aurais dû quitter.
Ô berger Endymion, n'abandonne point les coteaux paradisiaques d'Hellas !

Post-scriptum : Aurore-Marie de Saint-Aubain vient d'un siècle qui fut plutôt islamophile, d'où l'engouement pour l'orientalisme, presque constant dans les beaux-arts et la littérature.



samedi 18 mai 2013

Bédés oubliées, bédés supprimées en masses par les éditeurs...

Il n'est pire friedmano-hayekien qu'un ancien communiste (pensées d'un anonyme du XXIe siècle).

Il n'y a plus trace de toi au fichier central (d'après SOS Bonheur, par Griffo et Van Hamme : épisode Sécurité publique (1985)).


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Capitaine Sabre de Gine... Cette série d'aventures rétro, coloniales donc exotiques des années 80 ne doit plus dire grand-chose à notre lectorat bédéphile contemporain camé aux mangas. Je travaillais voilà vingt ans passés sur ma thèse de doctorat consacrée à l'imagerie coloniale lorsque je tombai, dans les numéros du défunt Tintin que je dépouillais, sur une oeuvre entrant dans ce que j'intitulais "le renouvellement de l'imagerie coloniale après 1975". Bien que cette série dessinée mît de préférence en scène  l'Asie (alors que mon sujet de thèse était entièrement consacré à l'Afrique), je constatai que Christian Gine avait un joli coup de crayon et que les aventures de son héros, dans la tradition de Joseph Conrad et de l'Hollywood de l'âge d'or valaient le détour. Las ! J'appris peu après que l'éditeur, fort cavalier au demeurant (il s'agissait des éditions du Lombard), avait décrété la mise à mort du Capitaine Sabre, c'est-à-dire la suppression de la série de son catalogue, après seulement sept albums pour cause de mévente.
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Christian Gine, sans le savoir, fut le premier d'une liste qui n'est pas prête de se clore, une liste non pas de Schindler, mais d'Hayek, une liste de marché, odieuse, infâme, arbitraire, méthode de suppression de masse de dizaines puis de centaines de séries dessinées de l'école franco-belge, obligeant les dessinateurs et scénaristes à recommencer la tournée des débutants, à tout reprendre à zéro, ou à finir en crève la faim déchus, leur carrière brisée à jamais.
Gine a eu de la chance ; il put reprendre son ouvrage, créer d'autres bandes, sans qu'il eût douté que l'arrêt de Capitaine Sabre ferait jurisprudence. C'est de cette jurisprudence pourrie dont je vous parle aujourd'hui, une jurisprudence appliquée à fond la caisse, jusqu'à plus soif, de manière débridée, par des éditeur de bédés sans scrupule désormais archi concentrés en quelques maisons, scotchés sur les chiffres d'affaires et les exemplaires vendus, sur les tirages "industriels", une politique éditoriale suicidaire qui mine tout le 9e art classique en obérant l'avenir, en rendant non pérenne dans sa presque unanimité (à part Titeuf  et quelques autres, quoi de rentable ?) la production de tonnes d'auteurs considérés comme jetables, pressurables à l'envi.
On ne compte plus ce qu'on nomme avec une pudicité de vestale victorienne hypocrite les insuccès commerciaux ! A cause d'une surproduction mal maîtrisée ? Que nenni ! Les portefeuilles des lecteurs de bédés ne sont pas extensibles, et ils font des choix, des choix aveugles, guidés, orientés, manipulés par le marché lui-même, qui, tel Zorglub dans L'Ombre du Z, pousse, par un ultra marketing matraqueur bourreur de crâne, à n'acquérir moyennant espèces sonnantes, trébuchantes, scripturales ou à puce, qu'à peine quelques titres ciblés ayant bénéficié d'une couverture commerciale (propaganda hayekabteilung ?) conséquente. On n'achète que ce qu'on connaît, dit l'adage ; on n'acquiert pas le produit dont aucun stipendié d'Hayek ne parle... Sous-informer au nom du Profit, telle est la devise...
De concentrations en rachats, les éditions Dupuis sont ainsi devenues les grandes expertes en cette matière, une usine à albums éphémères, allant jusqu'à laisser parfois sur le carreau les auteurs expérimentés appartenant à la maison depuis trente ou quarante ans... Malik jeté en 2011 : il travaillait pour Dupuis depuis 1970 ! 
La durée moyenne d'une série, après la jurisprudence Gine, était de... cinq albums. Maintenant, elle est de deux ! Jeu de massacre ! Ignominie ! Fabrique de chômeurs ! Fabrique d'électeurs des chemises brunes ! Contributeurs aveugles dansant sur leur volcan veau d'or prémice de la victoire de la vague "turbans noirs " dans le monde entier ! (lire le précédent texte sur le sultan Radouane en l'an 1941 de l'hégire).

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Qu'on en juge : ceci n'étant qu'une sélection :
Louison Cresson : supprimé !
Isabelle : supprimée ! 
Alice et Léopold : supprimés ! 
Donito : supprimé !
Capitaine Starbuck : supprimé! 
Billy the Cat : supprimé !
Violine : supprimée !
Spirou Dream Team : supprimé !
Zapping generation : supprimé !
Cupidon : supprimé ! 
Les Poulets du Kentucky : supprimés !
la Clé du Mystère : supprimée !
Tif et Tondu : supprimés ! 
Maki le lémurien : supprimé ! 
Jimmy Boy : supprimé !
Les Démons d'Alexia : supprimés !
les Contes de Green Manor : supprimés !
Puddingham Palace : supprimé !
Ludo : supprimé !
le Monde de François : supprimé !
Sac à puces : supprimé !
Garage Isidore : supprimé !
Supprimé, supprimé, toujours supprimé parce que ça ne se vend pas... assez ! On dirait une litanie, une mitraillade, une succession de chutes de couperets de la Terreur (où Robespierre n'était pas seul à décider), une théorie de purges staliniennes, une rafale de peloton d'exécution de golpe fasciste latino-américain ! Ceux qui parfois échappèrent à la suppression de leur série le firent en passant l'arme à gauche (André Geerts et Arthur Piroton, par exemple...)
Seule la série Le Chômeur et sa Belle, remarquable bande sociologique contemporaine, signée Jacques Louis a été sauvée...par Internet, après une première élimination scabreuse, comme de coutume... Et l'éditeur a le culot de parler de toilettage régulier de son catalogue... (comme la révision périodique de l'album sénatorial sous la Rome antique ?) Depuis l'automne 2010, il a administré un nouveau purgatif de clystère, entrepris une nouvelle saignée à la Purgon et à la Fagon, oui !

CESSEZ D'URGENCE CE JEU DE MASSACRE INUTILE ET OBSOLETE, MESDAMES-MESSIEURS LES MERCANTIS !

Bientôt, par lassitude, je ne lirai plus ce que vous publiez encore, ne sachant plus dans vos pages ce qui durera... ce que, par votre bon plaisir absolutiste, vous décrèterez durable...parce que ça, ça se vend bien, mon coco !
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Charles Dupuis : un grand patron de l'édition : le jeu de massacre débuta après qu'il eut vendu son entreprise en 1985...

mardi 14 mai 2013

Ce qui sera : le sultan Radouane et Daniel Wu. Uchronie d'un futur faisant suite au "Dernier village".

bazarnaum.blogspot.com le dernier villagebazarnaum.blogspot.com

Deux hommes dissemblables dialoguaient: un adolescent aux cheveux en bataille, un adulte au teint olivâtre.

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 Le sultan Radouane s’exprima le premier en un arabe abâtardi.
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 Tout opposait les deux protagonistes, jusqu’à leur vêture. L’un portait de la soie et était coiffé d’un turban serti de pierreries ; l’autre arborait une simple tunique usée jusqu’à la trame. La conversation se tenait en un palais se prétendant somptueux, mais qui n’était qu’un pâle succédané de l’Alhambra.
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 Toutefois, ses colonnes torsadées dorées, ses arcs outrepassés en fer à cheval, ses murs en stuc et ses dalles régulières suffisaient à rendre cette demeure remarquable si on la comparait à la médiocrité des bâtisses de la ville.  La résidence offrait également de nombreux agréments : des cours intérieures, des patios aux fontaines glougloutantes, des pergolas fleuries, des bassins dans lesquels venaient s’ébattre des tanches, des carpes et des anguilles, des volières habitées par des perroquets du Gabon, des oiseaux-mouches, des colibris et des paons et des portiques sculptés de bas-reliefs et ornés de faïences azulejos. Des eunuques au crâne rasé et à la taille massive constituaient la garde personnelle et dévouée du sultan. Chacun arborait un cimeterre à la lame parfaitement aiguisée. Les soldats ne se plaignaient pas de rester ainsi tête nue en plein soleil. Comme il se devait, le palais recelait une salle destinée à la prière avec un mihrab pour le prêche. 
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Radouane ne voulait point se commettre avec le commun, inculte, puant et débraillé.
Le noble seigneur, assis nonchalamment sur un siège bas, une chicha à portée de ses lèvres,
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 interpellait l’adolescent qui lui faisait face. Ses yeux noirs lançaient des éclairs, incapables de dissimuler son ressentiment.
« Ah, je peux dire que ce n’est pas grâce à toi que je me trouve dans cette situation ! Mon pouvoir, je le tiens de moi-même, de mes faits d’armes, de mon courage, de mon opiniâtreté.
- Puisque tu le dis, seigneur. Mais permets-moi de te rappeler une chose : les hommes ont été laissés libres, ils ont pu à loisir choisir leur destin, user de violence.
- Pfff ! Je suis heureux. J’ai tout ce que je désire : les femmes les plus belles et les plus délicieuses, la nourriture la plus succulente, l’adoration de mes sujets…
- Tu te mens à toi-même, cela, tu ne peux le dissimuler. Certes, tu ne me crains point. Il est vrai que je n’ai rien d’effrayant. Ce n’est pas ainsi que tu te figurais… Cependant, au fond de ton cœur, une sourde inquiétude se tapit. Les syrros…
- Comment as-tu pu permettre une telle abomination ?
- Je n’ai rien permis du tout. Ma curiosité m’a conduit jusqu’ici. Tu peux bien comprendre cela. Je ne suis en rien l’auteur ou le créateur des syrros. Mais toi, en connais-tu bien l’origine ? Pourquoi ont-ils vu le jour ? Dans quel but, quand ?
- J’ai ouï-dire que les syrros étaient l’œuvre des infidèles. Au moment où tout sombrait lors de leur débâcle finale, alors que leurs ultimes navires s’engageaient sur les flots tumultueux pour un périple sans retour, ils abattirent leur dernière carte, ils jouèrent leur va-tout. C’était il y a un peu plus de trois cents ans.
- Le père des syrros prétendait répondre au nom de Shiran.
- Naturellement, tu connais son nom, tu connais tout le monde.
- Je l’ai fréquenté autrefois, avant qu’il ne dévie. C’était un jeune homme courageux, fier, risque-tout, au cœur généreux. On avait du mal à canaliser son énergie. Il écoutait peu la voix de la sagesse. Je l’aimais tant que je fermais les yeux sur son défaut rédhibitoire, l’orgueil. Ses amis furent impuissants à lui conseiller de rester. Geoffroy en pleure encore ; Pacal refuse d’y penser. Son véritable nom est tabou dans ma cité.
- Oseras-tu me donner son identité ?
- Pourquoi pas ? Il a longtemps roulé sa bosse sous le nom d’Odilon d’Arbois. Et quand je dis longtemps, je ne songe point aux années mais aux siècles.
- Serait-il immortel, tout comme toi ?
- A l’aune de la vie des humains, oui, mais Kulm lui-même le crut mort.
- Je crois avoir tué ce Kulm. Une créature peu ragoûtante. J’étais fort jeune alors, et plein d’ambition.
- Qui n’a pas tué Kulm ! Mais revenons aux syrros. Dis-moi ce que tu sais exactement sur eux.
- Ils sont apparus dans l’ancienne province d’Andalousie. C’était vers l’an 1543-44 de mon calendrier. J’ai appris que les derniers îlots de résistance de l’Amazonie tombèrent dans l’escarcelle de mes compatriotes vers 1521. Puis, un petit pays montagneux, aux sommets enneigés, fut aussi ravagé par les saints jihadistes, alors que les océans grondaient leur colère sur toute la terre.
- En l’an 1529 du Prophète.
- Tu y étais.
- En esprit. Pas physiquement.
- Ces syrros maudits continuèrent leurs méfaits, s’en prirent à mes compatriotes, mes coreligionnaires, et se répandirent sur la planète tout entière. Les reasets étaient en train de gagner. Quelle engeance ils avaient jetée sur le monde ! Les syrros vampirisaient tout, se nourrissaient de l’effroi, de la chair, du sang, des os et des âmes. Me diras-tu encore que tu n’as pas voulu cela, que tu n’y es pour rien ? Tu es comme ce gouverneur romain qui se lava les mains dans ce faux livre que l’Occident révérait ! 
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- Tout de même pas. Tu omets un élément essentiel. Tes ancêtres combattants instrumentalisèrent eux-mêmes Ebliss afin d’être sûrs de l’emporter. Primo, leur victoire fut facilitée par le naufrage de la Chine.
- Peuh ! Bien sûr, l’enfance de l’art ! Elle était rongée de l’intérieur par de multiples maux : corruption, nationalisme, impérialisme sans limites, achats non contrôlés des « terres rares », adoration du dieu Mammon, inégalités sociales scandaleuses, matérialisme à outrance des nantis, athéisme, pollution des eaux et de l’air, mutations des organismes, gérontocratie. Nous avions placé les nôtres à des posters clefs. C’étaient des taupes parfaites. Ils se gobergeaient et accentuaient la décadence de cet Empire du Milieu. L’épidémie finale qui le sapa ne fut en fait qu’un non événement car la Chine était déjà moribonde.
- Oui, le virus H12N9. Il frappa aveuglément les vieillards, les jeunes gens, les femmes enceintes, dont les fœtus à l’intérieur des ventres pourrirent, comme tous les organes des contaminés. Lorsque les symptômes étaient visibles, c’était déjà trop tard. Les corps bouillaient de l’intérieur puis éclataient, aspergeant leur entourage d’un immonde liquide à la fétidité atroce.
- Oui, nos savants en ce temps-là étaient remarquables.
- Ah, tu avoues donc !
- Bien sûr, je n’ai rien à cacher. Mon seul regret, vois-tu, c’est que les miens durent abandonner l’Indonésie à son funeste sort.
- Oui, une broutille, plus de deux cent cinquante millions de victimes du « bon camp » ! Le virus eut à son actif deux milliards trois cent mille personnes. Qui joue avec le feu ici, toi ou moi ?
- Je pleure de fausses larmes. Ce n’étaient que des victimes collatérales. Notre véritable cible, tu la connais : l’Occident dévoyé, dépravé. Les infidèles qui le peuplaient avaient sans cesse besoin de nouveaux jouets pour oublier la vacuité de leur existence. Mais ces jouets n’arrivaient plus. Qui les fabriquait ? La Chine et ses satellites ! Les « cafres » étaient tous morts. Ces Occidentaux hautains, emplis de morgue, n’avaient plus une seule usine ! Ils n’étaient même plus capables de fabriquer un fil d’acier. Depuis longtemps, leurs hauts-fourneaux étaient éteints. Depuis des lustres, leurs jeunes se complaisaient dans les Paradis artificiels. Ils ne savaient plus ni lire, ni écrire ; à peine étaient-ils capables de presser le bon bouton de leur petit joujou électronique. Ah, oui, ils communiquaient : qu’est-ce que j’ai chié aujourd’hui, avec qui j’ai baisé, as-tu écouté ce morceau, tu as vu cette beauté, cette star, elle est « has been » (en anglais dans le texte). L’avant-garde de nos armées résidait dans ces « cailleras » méprisés, violents, prêts à tout pour conserver le pouvoir. Sevrés de leur crack, de leur ecstasy, de leurs kalachnikovs, de leurs lance-roquettes, ils se hâtèrent de nous rendre hommage et retournèrent leur colère contre les bonnes cibles dont les arches de fuite, les Cythère, furent des plus dérisoires. 
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- J’ai vécu tout cela ; j’y étais sur Cythère. Mais tu te montres bien méprisant, toi qui sais à peine ânonner le Coran.
- Je suis poète ! Lis donc ce que j’écris : il y est question d’amours trompées, de parfums d’Arabie, de jasmin, de gazelles et de sable foulé.
- Certes, mais ton arabe littéraire est farci de fautes. Revenons à nos moutons. Ce complot - sans être paranoïaque - vous a pris une centaine d’années, pour aboutir à quoi, aujourd’hui, en cet an 1941 ?
- Je sais. Nous avons dû écrémer nos rangs.
- Ne parle pas par euphémisme. Les tiens se sont débarrassés de cette engeance encombrante.
- La Lune des Cimeterres… Mon cœur en saigne encore. La Nuit du Doute. 1538...
- Quelle erreur ! Odilon d’Arbois sut en profiter. Il accéléra le projet syrros et se montra sans pitié. Toutefois, il ne prévit pas ce qui advint. Les êtres sans corps se retournèrent contre leurs créateurs, tout en ne s’alliant pas avec leurs victimes désignées qui pourtant avaient leurs origines.
- C’étaient des jihadistes fidèles qui avaient servi de cobayes. Les marqueurs génétiques permettaient de séparer la mauvaise ivraie de la bonne semence. Les syrros détectaient ainsi leurs proies.
- Mais la faim fut trop forte, trop puissante, et ils frappèrent sans distinction génomique. La haine de toute chair les avait corrompus.  C’était cela la faille cachée dans la faille visible.
- Nieras-tu que tu n’as pas voulu cela ?
- Au fin fond de moi-même, celui que je refuse, celui qui m’a réduit à cet aspect, oui, il l’a voulu, pour me lier, pour anéantir l’humanité qu’il n’a jamais acceptée. Or, moi, je me suis épris de vous. Jamais je n’ai souhaité pareilles souffrances, pour vous, petites vies, si attachantes, si remarquables, mais si pitoyables. Radouane, tu leur ressembles. Tu es sublime dans ton ignorance et dans ta candide cruauté.
- Ne me provoque pas Dana-El !
- Je ne réponds qu’au nom de Dan El ! »
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Par Jocelyne et Christian Jannone.

mercredi 8 mai 2013

Alice Liddell, muse de la folie.

Trois extraits de romans de Christian et Jocelyne Jannone.

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Nous proclamons la nécessité d'une prise du pouvoir par l'Imaginaire, non pas un Imaginaire formaté, formaliste, mais celui dont Boris Vian avait rêvé (Péripathus : Panégyrique de l'antiphilosophie secondaire. Presses de l'Université de Ratisbonne 1962 de la chronoligne 1721 bis)

Cette photographie d'Alice Liddell a servi d'illustration de couverture au livre fondamental de Karoline Leach, paru en français en 2011 aux éditions Arléa : Lewis Carroll, une réalité retrouvée, ouvrage traduit par Béatrice Vierne (accoutumée aux traductions des romans d'Elizabeth Gaskell), qui remet en cause la thèse commune sur la pédophilie supposée du révérend Dodgson.

Tout a débuté à cause d'une série télévisée américaine, fort originale au demeurant : Warehouse 13 alias l'entrepôt n° 13, où sont déposés les objets et artefacts dotés de pouvoirs et facultés particulières, voire dangereuses pour l'humanité, objets que possédèrent d'éminents personnages du passé. 

L'entrepôt 13 détient le miroir de Lewis Carroll, dans lequel a été emprisonnée Alice, devenue une tueuse folle et maléfique. Par accident, Alice parvient à s'extirper de la glace, de cet autre côté, et prend possession successivement des corps de plusieurs personnes qui se retrouvent quant à elles recluses à sa place dans le miroir . Les autres la voient sous l'aspect de sa victime. Il s'agit d'un thème classique du cinéma et de la littérature fantastique : l'échange, le vol de corps, la substitution d'identité, de personnalité. Notre dangereux personnage (un éclat de miroir de Lewis Carroll lui suffit à exercer ses méfaits) a fait l'objet de deux épisodes de la série : 

- Reflet trompeur (saison 1, épisode 9 année 2009) ;
- Jeu de miroir (saison 4 épisode 6 année 2012).

Fiction littéraire et réalité s'enchevêtrent, parce qu'Alice peut aussi bien être la véritable Alice Liddell devenue criminelle que le personnage fictif imaginé par le révérend Dodgson, selon une logique de confusion volontaire transcendant les genres. Les descendants de la vraie Alice Pleasance Liddell (1852-1934) ne semblent pas s'être plaints de cette "utilisation" maléfique de leur ancêtre.
Alice n'apparaît dans le feuilleton sous son aspect "authentique" que de manière furtive  : c'est une adolescente aux yeux charbonneux, cernés de noir, blafarde (on disait à l'époque chlorotique), digne d'un zombie (du moins dans l'épisode de la saison 4 de Warehouse 13) , avec quelque chose de sinistre, de lugubre et de gothique, un  personnage presque subliminal, fantomatique, irréel, dont la démence transparaît dans le regard et dans la gestuelle. Cette figure cadavérique, enfarinée, rappelle les maquillages outranciers du cinéma muet, par exemple dans le si dénigré Chaplin de Richard Attenborough, qui lança pourtant Robert Downey JR, jusque-là cantonné aux rôles secondaires, et désormais mondialement célèbre pour ses interprétations de tête d'affiche dans les franchises Sherlock Holmes et Iron Man.

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Cette folie d'Alice Liddell nous a inspirés. Le traitement des maladies mentales est un thème actuel des séries d'horreur (voir American Horror Story saison 2 Asylum) comme dans nos textes. C'est pourquoi je vous propose (en exclusivité pour les deux derniers extraits), des morceaux choisis de nos oeuvres :

Extrait n° 1 :  G.O.L., de Christian Jannone (éditions Edilivre) : 

(...)
Je poursuivis mon chemin, entrant dans le supposé cachot. Un squelette féminin m'attendait en ces lieux dont je réalisai la singularité intrinsèque.
Celle qui avait rendu là le dernier soupir était-elle une enfant? Qui donc l’avait maintenue captive au plus profond d’un monde connu de ses bourreaux? Le cadavre –ou ce qu’il en restait après minéralisation – était vêtu telle l’Alice de Sir John Tenniel.
A ce dernier, je préférais Arthur Rackham, car il me paraissait plus moderne. Sa Alice de 1907, au contraire de celle de Tenniel, n'était point blonde, mais châtain-roux (tout comme la véritable Alice Liddell, qui n'arborait même pas les cheveux longs!) et sa robe moins ridicule, plus sobre aussi. L'art d'Arthur Rackham s'avérait plus étrange, plus baroque, inquiétant et tourmenté que le style trop convenu de son illustre prédécesseur.
Présentement, j'avais affaire à un squelette aux longues mèches d'un blond doré clair adhérant encore sur le crâne ivoirin, dont la vêture, empoussiérée par les ans, reflétait en tous points les  us et coutumes vestimentaires des enfants de 1860-1870. Cette toilette défraîchie reproduisait au plus près celle de l'Alice d’A travers le miroir de Tenniel, d'après ses dessins en couleurs, peu connus il était vrai. Les différences avec la tenue de la première Alice de 1865 étaient subtiles mais nettes pour les connaisseurs en chiffons enfantins d'époque : bas rayés bicolores au lieu de blancs unis, tablier à nœud rose influencé par la nouvelle mode des tournures de 1871 etc.
Pourtant, un détail clochait, comme si la morte eût trop voulu en faire, eût affiché un zèle excessif dans la réplique de sa robe. Elle portait de longs pantaloons de broderie qui dépassaient jusqu'aux mollets alors qu'ils n'étaient jamais apparents chez Tenniel. Ces dessous m'eussent-ils permis de dater le cadavre? Je savais qu'au début de ce siècle, les pantalons avaient considérablement raccourci. De plus, à ces dessous enfantins s'était substituée la vogue des bloomers, plus courts et  bouffants, bloomers qui avaient muté en barboteuses ou rompers chez les plus jeunes. C'eût été une erreur, que dis-je, un anachronisme, de conformer cette Alice-là à la mode de 191..
Combien de temps cette malheureuse avait-elle croupi ici? Le squelette était de petite taille : moins d'un mètre cinquante. Ses oripeaux de fillettes victorienne eussent pu aussi bien être portés par l'authentique héroïne de Lewis Carroll faite chair, incarcérée je ne savais quand ni comment au tréfonds de la forteresse Pelche, que par une vieille démente souffrant de quasi nanisme et retombée en enfance. Il eût aussi bien pu s'agir de la fameuse Aurore-Marie de Saint-Aubain en personne, point morte en 1894, dont les mœurs étranges et la monomanie du travestissement enfantin étaient connus des cercles snob et décadents.
Toujours était-il qu'en la maintenant captive dans le plus enseveli de ses cachots, comme une recluse mystique de martyrologe médiéval voulant goûter à la sainteté, Jean-Casimir avait fait preuve de barbarie, comme s'il eût voulu que la prétendue Alice se trouvât éternellement  confinée au centre de la Terre. Notre prince tyran avait souhaité par ce biais assassiner à jamais le rêve, l'imagination et l'espérance. La prisonnière représentait un danger pour notre conception du monde, utilitariste, égoïste et soi-disant ancrée dans le réel, dans le matérialisme le plus trivial.
Ce fut alors que je remarquais les inscriptions....des milliers d'inscriptions gravées partout, jusqu'au sommet de la voûte du cachot, écrites, je n'en doutais point, par Alice en personne. Elle n'avait laissé aucun centimètre carré de libre! Je déchiffrais quelques mots au hasard, à la lueur de ma lampe : c'étaient des vers, un poème dans un style absurde, nouveau Jabberwocky du créateur de la défunte captive, mister Lewis Carroll, œuvre littéraire totale qui avait voulu embrasser une pluralité de langues. Il lui avait fallu des années pour composer cela, au-delà de la simple habitude qu'ont les prisonniers d'inscrire des graffitis.
Je me trouvais confronté à un Babel poème qui avait tenté de télescoper, d'amalgamer, de synthétiser, d'agglutiner, tous les langages humains de la Terre. Alice avait achevé là ses douloureux jours, sa triste existence d'éternelle enfant n'ayant jamais grandi, recluse à vie, perdue dans son délire carrollien, dans son orestie, composant sans fin, allant jusqu'à le graver avec ses ongles le colossal poème dont toute cette vie avait rêvé.
Était-elle bien Alice, Aurore-Marie ou quelque autre folle? Je lus à haute voix un long passage inscrit à un niveau de déchiffrement accessible à mes yeux et révélable par ma chiche lumière.
Zolomorphiques, mon fils, chlutaient les Zaporogues (allusion à ce poète maudit, Apollinaire! Cette folle était donc plus récente!)
Jujubier du Jubjub bird en gloute et toupin ploufe
Du manguier extrazloote perché en la pataflarie
Cantor major sprumfique de la gallitropie
Prends garde au pithecocorydolédendron, my son!
Clapoutinait le platybelodon
Crapinagulait l'espingole
Zircobulonait le zigotibulon
Tardenoisait l'alphamangroove
Wizekigalorinait l'almatitude
Zinko, ziko del crash and tu!
Cock a doodle do yankee doodle dandy!
Cuckoo! Caro! Karoo! Caraï!
Subsumatio mundi!
Que l’adjalabadopithèque vous glunche et touarve!
Picpoule et colegram, totti, totta, le salvinule viendra!
Le tortinulodon ornitoleste griouchait et croûtait.
Cataclop, cataclop, entends-tu l’Alangyre,
Le grisouteux zlumpyre ?
Alfaqueque alfazingal
Prends garde, caroube, au châtiment astral!
Grivèlerie de l’andoplastre chantourniflère!
Bois, brave Crillon, aux soupions bluticarbonifères!
Zloop, var’ch valacq, and’r’ach!
Toot crottu crodon del tut en tut!
Que vaille la griffe du Gastornis!
Z’leev and t’eez!
Prends garde, mein Ben aux principicula artonensii!
Abrite-toi du Malvenguvagal!
Katzenjam jamerdal, jam, jam au dronte lingual!
La lingua franca del Turco vit chourchouvrer les aspicoles!
Zolomorphiques, mein Sohn chlutaient les Zaporogues,
Par le fourgueux pet de ta groumare, gomen !
Après cette nouvelle référence scatologique à ce poète français, cela se poursuivait jusqu’à plus soif, au-delà de la lisibilité.
Je n’avais pas le temps d’en goûter davantage. Si mon esprit y trouvait la satiété, mon estomac venait cruellement de me rappeler que je n’avais rien avalé depuis…un jour, deux?
Avec quoi me sustenterai-je? Le squelette? Ni cannibale, ni nécrophage, j’avisai la présence providentielle de quelque chose de théoriquement comestible : le sol de ce cachot était grouillant de petits champignons à la curieuse couleur bleue. Je n’avais pas le choix : qu’ils fussent toxiques ou sains, il me fallait me ravitailler. Cette denrée, quoique fort peu goûteuse, fut sous ma dent un vrai plaisir de Lucullus. Je poussais cette satisfaction jusqu’à émettre un peu convenable rot.
Ce fut à cet instant que je vis le miroir.

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Extrait n° 2 : Cybercolonial, de Jocelyne et Christian Jannone (exclusivité) :

Arrivé à l’extrémité du couloir qui suintait d’humidité, dont les pierres moussues luisaient d’une sorte de phosphorescence malsaine, Sir Charles avisa un gardien, un geôlier, visiblement d’origine française, un type moustachu dont l’allure dénotait le malfrat ou passé-singe à cent lieues. L’homme, musculeux, arborait un maillot de corps de canotier, rayé bleu et blanc, qui menaçait de craquer aux coutures. La fraîcheur du souterrain ne semblait aucunement l’incommoder. Le mathématicien jeta un rapide coup d’œil à travers le judas entrouvert, s’avisant de la présence effective de la chose détenue, comme s’il eût redouté une improbable évasion, marmotta un « Fort bien ; je crois qu’elle dort. »,  puis s’adressa au pègre :
« Lucien, ouvrez-moi la cellule de miss A. L.
- Bien, Sir. »
Au cliquetis des clefs, une créature hirsute bondit de la pénombre, arrêtée par d’impitoyables chaînes qui l’entravaient aux pieds et à la taille. Ces liens de fer rappelaient les forçats des anciens bagnes, tel Monte à Regret, ce membre réputé de la bande de l’Artiste, que ce dernier était parvenu à sauver par deux fois de la Veuve. L’être hurla telle une louve, puis s’immobilisa, se blottit dans un recoin. Ses yeux refusaient la lueur de la lampe qui dansait le long de la lèpre insane des murailles. C’était un fauve féminin qui était maintenu en captivité par Sir Charles Merritt, un fauve bien particulier, auquel on eût fait l’aumône au vu de ses guenilles, sans se douter de sa vraie nature, sans comprendre que la prisonnière incarnait à elle seule le plus impitoyable et monstrueux des crimes.
« A. L., c’est moi… Calmez-vous. Lucien, tenez-vous prêt. Si elle m’agresse, prenez la lance ! »
Le quinquet du mathématicien éclaira enfin la créature dont l’acception humaine se révéla toute, bien qu’elle soutînt la comparaison avec les pires aliénées confinées dans les plus sordides institutions pour malades mentaux.
C’était une jeune fille de treize ans, ensauvagée, aux longs cheveux d’un jais de freux, dont les mèches, crasseuses, tombaient jusqu’aux mollets. Vêtue d’une simple chemise longue, d’une hideur de souquenille, blanche autrefois et désormais d’une effroyable tavelure de crasse, les pieds nus, la privation de soleil et de nourriture saine depuis de longues années l’avaient métamorphosée en une espèce d’épave chlorotique et hectique. Sa vision révulsante et repoussante rappelait aux personnes avisées cette déshéritée de Jane Eyre, malheureuse épouse légitime de Rochester sombrée dans le puits sans fond de la démence fiévreuse. Tout son corps était fragrant d’immondices, blet d’on n’osait plus savoir quelle saleté, et sa pestilence, qui soutenait la comparaison avec celle des demi animaux reclus dans les cachots voisins, s’additionnait aux exhalaisons hircines de la cellule.
Les yeux de la mystérieuse enfant paraissaient creusés, charbonnés, comme ces maquillages excessifs gothiques, de films muets aussi. Tout en elle faisait songer à quelque représentation anecdotique et ténébreuse, d’une gravure à l’eau-forte illustrant un roman d’Anne Radcliffe. La Jeune Captive eût pu être son nom. Mais elle s’appelait A. L., treize ans depuis vingt-trois ans, stabilisée, immobilisée physiologiquement, depuis que la première, elle avait traversé le miroir.
« Cela n’est plus possible ! glapit-elle. Rendez-moi mes pantaloons ! Je suis indécente ! Vingt-et-un ans de soins à Bedlam, deux ans chez vous ! Pourquoi m’avez-vous fait couper les ongles ? Mon poème demeure inachevé !
- Pour ne pas vous soumettre à la tentation de mettre fin à vous jours ! » répliqua Sir Charles.
Elle brandissait ses bras chétifs, dont les poignets étaient entourés de bandages salis : il était visible qu’à maintes reprises, la prisonnière avait essayé de se couper les veines.
«  Lorsque vous armâtes mon bras et me fîtes commettre l’irréparable… Mais ce n’était plus vous ! Il n’est pas ainsi ! »
Elle bavait, crachait et éructait plus qu’elle ne parlait. Elle se cambrait, projetait en avant son buste malingre, pensant, par cette posture qu’elle pensait menaçante, intimidante, démontrer à son tourmenteur toute son agressivité. Les salières saillaient sous l’échancrure du col de sa chemise surie.
« Les cellules adjacentes à la mienne… Quelles sortes de captifs y détenez-vous donc ? Pour quelles peines, pour quels forfaits ? Ah, leurs plaintes, leurs clameurs inhumaines, démoralisantes, m’empêchent de dormir ! L’une me fait songer à un chant de siamang, à un appel poignant sans réponse…
- C’est l’anthropopithèque caprin qui chante quelquefois. Il est difficile à dompter.
- Les autres ?
- Un Homo pongoïde, un homme-loup à l’imparable mâchoire d’acier et un Améranthropoïde.
- Êtres imaginaires, de fables, de légendes… Vous me mentez ! Vous m’avez toujours menti ! Vous n’êtes plus lui, parce que, comme moi, vous êtes passé du côté interdit. Pourquoi ai-je toujours treize ans ?
- La stabilisatio mundi rêvée par la dynastie Gupta et par l’Empereur Gallien… Ma chère A. L., vous êtes un chef-d’œuvre. Il est fort dommageable que votre santé mentale fut affectée par votre incroyable voyage.
- Vous aussi, vous le tentâtes ! C’est la raison pour laquelle vous n’êtes plus lui !
- Je dois vous questionner. »
Elle ne répondit pas, préférant s’enferrer dans un chantonnement doux, un murmure de vers hermétiques, en français, que Sir Charles, frémissant, crut identifier.
«  Ô pyxide dont les libations que je verse
Au sein des bas-reliefs des naïskos
Qu’alors donc avec Psappha la déesse converse…
- Ces vers ne sont pas de vous…ni de moi, ni de lui. Ils sont de Marie d’Aurore ! Vous l’avez rencontrée, là-bas, de l’autre côté !
- Oui, je la vis, je ne le nie point ; mais il y a incongruité, aberration… Elle me ressemblait par trop exactement… J’ai treize ans pour toujours, elle n’en déclarait que deux tout en ayant exactement mon apparence, ma vénusté brune…
- Une fois franchie cette frontière, les rapports entre l’espace et le temps se trouvent bouleversés.
- Rendez-moi mon âge réel ! Je vous en conjure !
- Vous vous retrouvez prisonnière d’un paradoxe temporel personnel, parce que vous avez bravé l’interdit de la psyché. Je suis impuissant à y remédier. S’il me venait l’improbable fantaisie de le tenter, je vous briserais en mille éclats scintillants. Vous vous transformeriez en poudre de silicate.
- En ce cas, pour quelle sombre raison m’obligeâtes-vous, lorsque je m’extirpai du miroir, à tuer tous les miens ? La raison me revint trop tard pour eux, à temps cependant pour épargner ma chatte.
- Vous m’aimiez, A. L. Vous avez agi par amour pour moi.
- Non pas pour vous, mais pour lui !  Je mis par trop de temps à comprendre l’imposture, l’échange de personnalités. Ma mère, mon père, mes sœurs… Le tribunal reconnut mon irresponsabilité. On m’enferma à vie à Bedlam, et, quand vous m’en fîtes évader… Quant à mon amour pour vous, il s’est mué en une haine inexpiable, inextinguible ! Je suis la seule à souffrir ! S’il est un dieu, j’espère qu’il saura vous punir comme vous le méritez.
- Il n’y avait pas que Marie d’Aurore, de l’autre côté du miroir. Vous rencontrâtes A-El, et il fusionna en vous ! La réapparition du codex de Sokoto Kikomba, c’est vous !
- Vous me faites trop d’honneur. Je ne suis pas A-El, seulement A. L., hélas, que son instrument. Vous croyez m’avoir désarmée en me coupant les ongles, m’amputant ainsi de mes facultés créatrices. Je ne puis plus poursuivre mon poème universel… en hommage à celui que vous fûtes, à celui que vous avez remplacé je ne sais comment… Voyez, et lisez ! »
Sir Charles ne put s’empêcher d’approcher la lampe d’une des parois du cachot que la jeune fille meurtrie désignait de sa main droite bandée.
«  J’ai gravé cela, j’ai rédigé cela, inlassablement, au fil des jours, enrichissant mon texte, faisant preuve de toujours plus d’inventivité, de créativité, afin de le surpasser, en souvenir de lui.
- Il n’est pas mort, mais ailleurs, dans un autre temps, je vous le garantis. Je ne suis pas responsable de ce cours de l’Histoire.
- Lisez, mais lisez donc !
- C’est pure folie, mais pourtant… Elle a dépassé son modèle ! »
Le mathématicien parvint à déchiffrer sur le mur obombré quelques vers tarabiscotés dont le style se réclamait d’un certain Jabberwocky.
Clapoutinait le Platybelodon
Crapinagulait l’espingole
Zircobulonait le zigotibulon
Tardenoisait l’alphamangroove
Wizekigalorinait l’almatitude
Zinko, ziko del crash and tu !
C’était semblable à quelque discours halluciné, à quelque logorrhée épique et agglutinante de griot africain.
Profitant de la distraction du criminel, A.L., ivre de fureur, sous les stridulations des mots impossibles qui vrillaient et lui sciaient les tympans au sens propre comme au figuré, voulut, malgré ses chaînes, se jeter sur son tourmenteur afin de l’étrangler. Elle avait agi par instinct et omis de compter sur la promptitude de Lucien, le garde du corps. Soudain, un jet d’eau glacée fit reculer violemment la démente contre la muraille. La pompe à eau électrique était impitoyable. Suffoquant, l’adolescente pour l’éternité rabattit ses mains, se couvrit la tête afin de se protéger du flux glacial. Les singes légendaires et autres hybrides cryptozoologiques, qui croupissaient dans les autres geôles, perçurent l’agitation et se mirent à glapir, grogner et hululer. Merritt ne se réjouit point de ce tapage et se retira marri.
« La prochaine fois, je jetterai en pâture à cette garce les poupées décomposées de ma nièce Daisy ! »
Il reprendrait son interrogatoire ultérieurement, avec le disque hypnotique. Le cas d’A.L. était digne qu’on l’examinât et l’analysât, plus remarquable encore que tous ceux étudiés par Charcot à la Salpêtrière. Sir Charles savait qu’il vivait en un siècle extraordinaire, un siècle d’exhibition de l’Autre, de l’altérité, monstre, sauvage ou fou.  Un siècle où tout était scientifique et mesurable par la statistique.

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Extrait n° 3 : Cybercolonial, de Jocelyne et Christian Jannone (exclusivité) : 


Sir Charles Merritt s’était décidé à reprendre l’interrogatoire d’A.L. selon une méthode plus probante où l’hypnose interviendrait. Il l’avait droguée au préalable et emmenée dans le laboratoire où, d’habitude, les invités de Lord Percy assistaient complaisamment à des débandelettages de momies égyptiennes. Solidement sanglée sur sa couche d’hôpital, semblable à une horrible table de dissection, enfin vêtue d’une chemise propre, l’enfant tourmentée recouvra sa conscience. Elle poussa un petit cri d’effroi lorsqu’elle aperçut, dans une des vitrines morbides pullulant de monstres contrefaits qui peuplaient cette pièce médicalisée, un anencéphale bâillant en un réflexe végétatif.
Le mathématicien dévoyé fit son entrée d’un pas feutré vêtu d’un impeccable veston d’intérieur d’un beau prune légèrement brillant. Il arborait une coiffe d’une singularité futuriste; ainsi, il paraissait casqué d’acier mais ce « casque » s’apparentait plus à une cervelière munie d’électrodes qu’à un quelconque succédané guerrier. De plus, la visière était équipée d’une espèce d’appareillage électrique tournoyant qui créait des effets d’optiques comparables à ceux qu’auraient produits un kaléidoscope ou un zootrope.
A.L., à la vue de son tourmenteur, fut prise de tremblements irrépressibles. Ses traits se crispèrent et son teint pâle s’accentua encore. C’étaient là les manifestations d’une terreur pure, sublimée par tout ce que la jeune fille avait déjà enduré. Le maléfique scientifique appliquait sur son cobaye des traitements d’avant-garde tels que couramment on les verrait mis en scène à Hollywood dans des productions horrifiques ayant pour cadre les hôpitaux psychiatriques. Par anticipation, sir Charles avait régulièrement usé des électrochocs mais ce traitement n’avait pas eu les effets qu’il escomptait. A.L. s’obstinait dans son mutisme. Ce fut pourquoi il opta pour l’hypnose mais une hypnose recourant à l’électricité.
Le digne bourreau de la révolution industrielle brancha son casque à une dynamo quelque peu encombrante bien que cette installation fût des plus miniaturisée pour la fin des années 1880. Dans cette scène comparable à la séquence fameuse du Frankenstein de James Whale où la créature galvanisée devait revenir à la vie, sir Charles, dont le casque hypnotique émettait d’impressionnants éclairs, des crépitements et des étincelles sans omettre une entêtante odeur d’ozone, commença à faire tourner le disque de Nipkow de sa visière. Il avait pris soin de se positionner de manière à faire face à la patiente. A.L avait beau essayer de détourner son regard, elle n’y parvenait pas, ne pouvant échapper à l’emprise de l’engin démoniaque.
La jeune fille fut prise de tremblements, on l’aurait crue frappée de spasmophilie, ses halètements s’amplifiant tandis que ses paupières refusaient de se fermer laissant ses yeux écarquillés fixés sur le disque envoûtant dont la vitesse de rotation allait en s’accélérant.
Brusquement, une autre phase provoquée par l’hypnose s’enchaîna. La souffre-douleur préférée de sir Charles s’amollit, mais, au lieu de s’effondrer sur la civière, son corps parut flotter comme suspendu malgré les courroies qui la maintenaient.
La jeune patiente venait enfin d’entrer dans le sommeil hypnotique à la grande réjouissance du tourmenteur patenté.
De ses lèvres décolorées commencèrent à surgir des syllabes dépourvues de sens, précipitées, illogiques, qui, peu à peu, s’assemblaient et s’appariaient pour constituer des noms et des mots.
« John Dee, Rodolphe… Elizabeth… Kabbale… Tycho … manuscrits alchimiques… D’…D’Annunzio…Venise… ».
Les deux derniers noms éveillèrent davantage l’attention de Merritt.
« Comment connaissez-vous cet écrivain italien? L’avez-vous rencontré? Que vous a-t-il dit?
- A EL…. A EL… c’est A EL qui le connaît… Pas moi… Je ne suis pas Lui… Je ne suis pas Lui…
- Le manuscrit alchimique? En est-il le propriétaire?
- Il est le propriétaire de toute chose… Sauf de votre âme…
Tout en parlant, A.L. semblait s’étirer, son organisme subissait des phénomènes de distorsion qui s’apparentaient à ceux subis par un hypothétique vaisseau prisonnier de l’horizon d’événement d’un trou noir.
Le corps de la préadolescente acquérait des facultés dyctiles, ce qui signifiait qu’il pouvait s’allonger indéfiniment, s’étendre sans pour autant se rompre. Merritt prit presque peur à l’aspect que sa victime avait pris. Il la menaça si elle ne se calmait pas, si elle ne s’expliquait pas davantage, de l’offrir en pâture à Taïaut.
« Il est plus redoutable que le loup, le lion et l’ours grizzly réunis. Ces bêtes fauves paraissent des agneaux à côté de lui. D’ailleurs, je leur ai fait passer un test. Mon Taïaut les a vaincus et n’a fait qu’une bouchée d’eux ».
A.L. reprit, éructant presque.
« Je ne suis pas A EL, je ne suis pas Lui. Pan Logos l’a séparé. De l’autre côté du miroir. Je veux aller de l’autre côté délivrer celui dont vous avez pris la place. Usurpateur! Vous rendrez des comptes à A EL… vous ne lui échapperez pas…
- Je ne crains ni Dieu ni diable…
De fait, tout perverti qu’il fût, notre chef de la pègre britannique, ressentait quelques tourments aux affirmations de la cobaye. Celle-ci ne se gêna point de rétorquer d’une voix métamorphosée, dont les basses pouvaient déclencher une crise cardiaque comme dans les films d’exorcisme hollywoodiens…
- Il est à la fois Dieu et Diable. Pour lui, vous n’êtes qu’un homuncule négligeable. Il vous extirpera de notre monde et vous ramènera de l’autre côté de la psyché… Là-bas… Tout là-bas… c’est un infra-univers… Tout y est monochrome, sépia, comme dans une photographie. Être enfermé là-bas, pour l’éternité, c’est se retrouver reclus dans un bocal paradoxal, car sans limites… c’est comme demeurer dans un vase clos mais infini, comme se retrouver à l’intérieur d’une pensée, d’un cerveau fou qui ne vous appartient pas… John Dee l’avait compris. Rabbi Lew l’avait compris… pour votre malheur vous refuser de comprendre, de me croire. Il vous poursuit déjà… Il a humé votre trace, vos brisées… Vous êtes Son gibier… »
Incompréhensiblement, Merritt recouvra alors son sang-froid.
« Vous n’êtes qu’une possédée. Si vous citez les termes de John Dee, de D’Annunzio et de Venise, c’est parce que vous avez circonvenu A El en personne…
- Mais…
- Vous êtes son agent occulte. Par conséquent, j’aurai besoin de vous. Vous m’accompagnerez à Venise…Vous m’aiderez à retrouver Gabriele D’Annunzio…
- Vous Le verrez en face, vous ne Le reconnaîtrez point… Vous maudirez cet instant pour tout le reste de vos jours… »
Sir Charles décida, quelque peu contrarié, d’en rester là et arrêta son appareil hypnotique. Un goût de cendres perdurait dans ses lèvres. La captive retomba en catatonie comme si rien n’avait eu lieu. Il l’abandonna tout en ruminant:
« C’est à un exorciste que je la confierai là-bas bien que je ne croie aucunement à ces fadaises papistes. L’essentiel pour moi est de prendre de vitesse la grande prêtresse des Tétra Epiphanes ».
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 Commentaire : A.L., c'est bien sûr Alice Liddell : elle n'est pas responsable de sa démence assassine. Sir Charles Merritt, scientifique dévoyé, mathématicien, inspiré du professeur Moriarty d'Arthur Conan Doyle, est le chef de la pègre de Londres et l'héritier de Galeazzo di Fabbrini, surnommé Le Maudit (lire le roman Le Nouvel Envol de l'Aigle, en cours de publication sur le blog La Gloire de Rama).