samedi 9 mars 2013

Hommage à Ava Gardner : La Contessa aux pieds nus.

Deux extraits d'un roman génial de Jocelyne et Christian Jannone, Le Nouvel Envol de l'Aigle, en cours de publication sur le blog "La Gloire de Rama".

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Ce matin de juin 1868, un certain Albert de Coignet était reçu par le Conservateur en titre du Musée du Louvre. Balbutiant, il demandait auprès du docte fonctionnaire s’il avait entendu parler d’un tableau qui avait eu son heure de gloire, intitulé « La contessa aux pieds nus », signé Elisabeth Vigée-Lebrun, l’un des peintres officiels de la Cour de Versailles au temps de Louis XVI.
Après avoir fourni ces informations, l’impétrant, poursuivit, tout en s’épongeant le front à l’aide d’un grand mouchoir à carreaux.
- Cette œuvre a été présentée au salon de 1783. Elle y a rencontré un succès d’estime. Puis, après la mort du comte di Fabbrini, le portrait a été acheté par Son Altesse Royale le Prince de Condé. Sa trace se perd aux alentours du nouveau siècle, lorsque l’ancêtre de notre Empereur actuel connut quelques difficultés à asseoir son pouvoir. Comme vous le savez, le complot Bourbon des comtes de Provence et d’Artois se termina fort mal pour les conjurés.
- Ah! Ce tableau-ci! Soupira le Conservateur en lissant sa moustache. Effectivement, il est assez célèbre dans les milieux de l’art, mais je puis vous assurer que le fonds du Musée ne le possède point. Une légende court à ce propos. Lorsque Sa Majesté Impériale, Napoléon le Grand put enfin mettre la main sur ce chef-d’œuvre, le tableau commença, dit-on, à dépérir. Il se dépigmentait, perdait de sa couleur. Il est vrai que madame Vigée-Lebrun avait employé, pour la première fois, des essences et des mélanges nouveaux pour ses pigments afin de donner un aspect plus chatoyant à l’œuvre, à même de faire ressortir la beauté exceptionnelle du modèle. Dans ses premières années, la personne représentée sur la toile semblait respirer. La vivacité des teintes, leur éclat, lui donnaient un rendu photographique avant l’heure. De plus, un doux parfum suave exhalait du portrait de la contessa, mélange subtil de lavandin et de peau d’Espagne. À peine vingt ans après avoir été peint, lorsque notre Grand Empereur voulut orner le Palais du Luxembourg et y suspendre ledit tableau, il fut profondément déçu. Le tout, si plein de vie autrefois, avait affreusement pâli et s’était fortement dégradé. Peu à peu, ne resta sur la toile que quelques ombres fugaces, comme si la contessa n’avait elle-même jamais été portraiturée et existé.
Coignet objecta:
- Pourtant, son existence est attestée puisque de nombreuses gravures ont reproduit le portrait. Tenez, dans une notice de Dominique Vivant-Denon, l’auteur en fait cette description: 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b7/Vivant_Denon.jpg/220px-Vivant_Denon.jpg
«  Malgré les outrages du temps, on peut deviner encore le rendu des chairs, la chevelure brune soyeuse et la gorge qui palpite. La contessa rayonne de toute sa beauté exotique ».
Reprenant son souffle, Albert enchaîna.
- Voyez, encore dans ce petit ouvrage de Chateaubriand la gravure y figure en quatrième page.
Fébrilement, l’admirateur sortit d’un portefeuille en maroquin vert un in-octavo où le tableau de madame Vigée-Lebrun apparaissait en noir et blanc sur une reproduction gravée.
- Que puis-je vous dire de plus? Souffla le Conservateur excédé. Peut-être le dernier secret du Grand Empereur… on raconte qu’une semaine avant sa mort, il s’empara de ce qui restait de la toile et fit brûler le tout, cadre compris, dans une vaste cheminée, en une sorte d’autodafé personnel. Si vous m’en croyez, jamais vous ne pourrez contempler l’original dans sa splendeur de jadis. Il disparu pour toujours. Ce portrait est bien la quintessence de la malédiction se rattachant aux di Fabbrini.

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 En ce début du mois de mai 1782, il était un peu plus de trois heures de l’après-midi. 
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Le comte di Fabbrini louait une propriété sans prétention dans les environs de Versailles afin de ne pas être trop éloigné de Sa Majesté le roi Louis XVI. Ce jour-là, il avait convié le peintre en vogue Elisabeth Vigée-Lebrun à portraiturer son épouse, la belle et sublime Ava. 
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Ayant passé une robe toute simple, de couleur blanche, à peine agrémentée ça et là de boutons de rose brodés, sa gorge opulente pudiquement recouverte d’un doux et fin fichu de mousseline, ses cheveux noirs comme le jais pendant librement sur ses épaules, ses yeux languissamment fixés sur un vase de Chine Mille Fleurs, la jeune femme posait déjà depuis une longue heure dans une immobilité parfaite. Ses lèvres ne se départaient pas d’un léger sourire énigmatique. Toutefois, madame Vigée-Lebrun s’appliquait à rendre le modelé de la chair, le souffle de la vie, la chaude sensualité qui émanait de la comtesse malgré la pose nonchalante exigée par Galeazzo. 
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À chaque nouveau coup de pinceau, à chaque touche ajoutée sur la toile, le spectateur pouvait davantage sentir palpiter et respirer le sujet, la splendide déesse qui, un instant, avait condescendu à descendre sur terre, à s’incarner et avait ainsi accepté de partager le quotidien trivial des humbles mortels.
Tout à son ouvrage, Elisabeth laissait souvent mourir la conversation. Elle était si préoccupé dans sa recherche du rendu exact du sourire glamour de la star. Mais Ava, volubile, jetait alors une remarque en anglais ou en italien. Or, elle maniait encore maladroitement ce dernier idiome bien que son époux officiel lui donnât des cours accélérés.
Au début, madame Vigée-Lebrun s’était étonnée du fait que son modèle ignorait le français et parlait par contre couramment la langue de Washington et de Benjamin Franklin. Cependant, le comte s’en était expliqué inventant un passé aventureux mais plausible à Ava. Elisabeth, la discrétion personnifiée, n’avait pas creusé davantage le mystère et s’était accommodée de devoir échanger des propos en anglais avec son sujet.
- Vous adaptez-vous à notre triste et médiocre climat? Fit le peintre poliment un instant.
- Difficilement. Le soleil boude ces contrées, reprit l’Américaine avec son accent traînant. S’il ne tenait qu’à moi, je me pelotonnerais près de la cheminée devant un bon feu crépitant et joyeux. J’ai si froid ici.
- En Italie, le climat se montre plus clément, il est vrai. Il en va de même aux Indes occidentales d’après ce que j’ai ouï dire.
- Cela dépend. À Boston, il peut geler en cette saison. Par contre, à Bâton Rouge, ou encore à la Nouvelle Orléans, la chaleur moite commence à se faire sentir. Là-bas, les magnolias, les bougainvilliers, les résédas et les jasmins exhalent leurs parfums dès février.
- Vous me décrivez-là un rêve, le jardin d’Eden.
- Oh! Ma chère, n’exagérez pas. En juillet août, il fait si étouffant que vous n’aspirez plus qu’à vous baigner malgré le danger dans les eaux glauques des marais. C’est bien pis en Floride.
- Madame la comtesse, pardonnez-moi. Mais je vous prie de reprendre la pose. J’ai promis à monsieur le comte d’achever ce portrait pour la fin de ce mois et je ne voudrais point me dédire.
- Je comprends. Excusez-moi. Galeazzo, vous savez, n’est qu’un esthète décadent! Il voit en moi, non un bibelot précieux comme un de ces vases chinois dont il fait collection, mais bel et bien la Vénus de Botticelli.
- Euh… Dans ce tableau, Vénus est blonde…
- Certes. Enfin, disons une Vénus bien réelle, bien en chair, sensuelle et désirable.
- Une Ève tentant Adam après la découverte de l’arbre de la Connaissance.
- En quelque sorte.
Ainsi, les heures s’écoulaient, vaille que vaille. Madame Vigée-Lebrun peignait ce chef-d’œuvre en y mettant tout son talent, toute son âme, ignorant que ce superbe portrait était voué à l’enfer des uchronies.
Plus tard, bien plus tard, ailleurs, mais tout à fait ailleurs, Dan El entrerait en possession dudit tableau et le conserverait dans sa collection personnelle, se gardant de l’exposer aux regards d’une humanité inapte à saisir toute la beauté et le sel de cette toile maudite.

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