dimanche 31 mars 2013

Cloud Atlas : le sabotage avéré d'un grand film (et autres miscellanées d'indignations cinématographiques).



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Car je considérais désormais les films de Dom Pedro comme de l'ordure, mais de l'ordure précieuse, bien qu'elle schlinguât vachement (Cyber Louis Ferdinand Céline : Critique acerbe de la Réflexion impure).

Je ne verrai sans doute jamais Cloud Atlas dans une salle. Au mieux, je devrai me le farcir d'ici quatre à six mois en simple DVD ou blu-ray, privé du légitime écran de cinéma qui eût reflété toute la splendeur esthétique de cette oeuvre, ce long métrage qui, selon moi, était le plus attendu de l'année 2013 après le prochain Star Trek. Au pire, je serai condamné à le commander en VO non sous-titrée chez l'ogre Amazon parce qu'on refusera de le sortir en DVD français, pour cause de non-succès (voulu par les distributeurs) et de non-rentabilité. C'est cette aventure désastreuse qui est en cours pour le Madame Solario de René Féret dont la non-sortie en petite galette se confirme chaque semaine davantage, alors que des légions de longs métrages sous-estimés et mal exposés en un nombre scandaleusement réduit de copies, tous sortis après l'opus de Féret, se bousculent au portillon failli et putréfié de notre anti-industrie cinématographique. Je vous reparlerai un jour, sur ce blog, de ces films dont aucun éditeur vidéo ne veut en DVD. 

Cloud Atlas, je le sais pertinemment, est un film majeur dont il faut accepter les imperfections, les éléments déroutants, car lui-même adapté d'un des romans les plus complexes et géniaux de ces vingt dernières années, Cartographie des nuages, de David Mitchell.
                                                                
La structure de ce formidable roman pluriel n'est pas simple : au mieux, il s'agit d'un empilement gigogne de récits se déroulant à six époques différentes ; ne pas l'appréhender, c'est omettre les prédécesseurs illustres de David Mitchell : Chaucer, bien sûr, avec sa pluralité, et Dan Simmons, dont Hyperion est l'héritier incontestable.
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 Dans le livre de Mitchell, comme d'ailleurs dans le film des frère-soeur Lana et Andy Wachowski sans oublier Tom Tykwer, il n'y a en apparence aucun lien entre ces séquences plurielles et ces personnages multiples se mouvant du XIXe siècle à un avenir improbable "néo-barbare". 
En fait, je pense qu'il faut lire le bouquin comme une structure soit en miroir, soit telles les couches formant la Terre elle-même, soit en mandala : commencer par la partie centrale, la graine, le récit le plus futuriste, conté en une langue relâchée, dégradée (pluralité des styles d'écriture, comme chez Dan Simmons), le seul non dédoublé, puisque central, puis partir en une rétroaction, un progressif retour temporel en arrière, d'époque reflétée en double, en époque reflétée en double, pour conclure par les deux épisodes du XIXe siècle.
                                                                                                             
J'ignore si cette option de lecture est la plus ingénieuse : on peut se contenter de la linéarité, mais, à l'ère de la navigation hypertexte, il est normal que la structure des romans, le mode de lecture lui-même, soient marqué par une évolution, une rupture fondamentale avec la chronologie.
Le trio de réalisateurs-trice a opté pour une autre solution, à ce que j'en sais par les analyses du net et de la presse : une intrication accrue des séquences, une sorte d'écheveau buissonnant subquantique entremêlé toujours plus étroitement, comme pour traduire l'état du temps et de la matière avant l'échelle de Planck. C'est génial, c'est formidable, je le répète, mais cela explique aussi le sabotage du film, car les esprits brillants, intellectuels, sont trop peu nombreux pour saisir et comprendre ce surprenant chef-d'oeuvre, alors qu'Inception, avec ses six à sept niveaux superposés, est parvenu à échapper aux obstacles des saboteurs de marché. 
Oui, Cloud Atlas a été la victime d'un subtil sabotage de la part de ses distributeurs, qui ont véhiculé sciemment à son encontre l'image d'un film fumeux new age. 160 copies au mieux pour cet événement, qui n'a bénéficié d'aucune campagne promotionnelle pointue, au contraire de toutes ces daubes qui envahissent nos salles obscures ! Le scandale intellectuel, culturel, que dis-je, est avéré, probant, sans appel ! Cloud Atlas sera pour moi toujours meilleur que le simplet Jappeloup, dont on nous rebat les yeux et les oreilles. A la mort de l'authentique Jappeloup, je me souviens d'avoir été scandalisé : "Comment ! Ils annoncent le décès d'un canasson alors que des types formidables comme Nathan Milstein et Zino Francescatti n'ont pas eu droit à une seule femtoseconde de nécrologie télévisuelle !"
Il y a pis : cette semaine, Albert Camus passe sous les fourches caudines de l'artificiel et chébran Pedro Almodovar : l'adaptation du Premier Homme, roman inachevé d'Albert Camus, a droit à moins de soixante copies contre près de quatre cents pour ce mini film qui n'ajoute absolument rien à la gloire surfaite de Pedro l'extravagant ! Or, je le sais, le résultat à l'écran du film de Gianni Amelio est tout à fait honorable.  Je fais fi des critiques tièdes. James Ensor avait forgé à leur encontre un néologisme génial : criticulet ! D'où leur insignifiance. Un proverbe arabe ne dit-il pas : les chiens aboient, la caravane passe ?

Pedro Almodovar me fait un peu penser à ce poète oublié de la fin du XIXe siècle, Jean Richepin
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 prétendu défenseur des gueux, qui fit de la taule à Sainte-Pélagie et termina comblé d'honneurs et membre de l'Académie française : parce que les honneurs, ça rend inoffensif, voyez-vous ! Pedro Almodovar, c'est une tromperie, une escroquerie intellectuelle, un type neutralisé depuis longtemps avec sa propre bénédiction, vénéneux comme du Canada Dry, toléré par le friedmano-hayekisme ultralibéral parce que sa nocivité est devenue inexistante et inopérante pour l'ultralibéralisme omnipotent et hérésiarque qui prône l'ultra matérialisme, l'ultra hédonisme et l'archi bamboche libérale-libertaire individualiste. La capacité de nuisance de ce personnage est désormais aussi puissante que celle d'une piqûre de moustique sur la peau pachydermique d'un Apatosaure.  L'esbroufe artificieuse, la pitrerie hénaurme et débridée, truculente ou pas, ne fait pas la rébellion. N'est pas Fellini ou Ferreri qui veut. Le pape François et Sarah Polley sont bien plus dangereux pour les sycophantes de Friedrich Hayek que Pedro le bien rangé... qui s'en fout en fait des pauvres comme de sa première couche-culotte. Il n'est qu'un décadent pseudo-provocateur dans la tradition égotiste de Jean Lorrain. Je me refuse à voir un seul de ses films. Faites comme moi, boycottez-le. Ainsi, on l'oubliera comme tous ces habits verts du passé dont aucun nom ne devait mourir selon Cyrano.
Sarah Polley ... 
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une belle et grande (jeune) dame du cinéma mondial,une rebelle authentique, elle, dont les films sont sabordés à la distribution (au profit de Dom Pedro l'artiste officiel du cinéma d'Hayek). Qui s'est soucié de sa présence au jury cannois en 2007 ? Des a-chaînes prétendues culturelles et rangées dans le système comme Arte ignorent son dernier long métrage, Stories we tell sorti dans une totale indifférence télévisuelle (27 copies !).

Et le massacre filmique et inique des salles obscures va se poursuivre dans les prochaines semaines. Il est d'ailleurs continuel.
Mercredi doit sortir en une dérisoire combinaison d'écrans le deuxième film primé au festival de Gerardmer 2013 : Berberian Sound Studio avec le toujours étonnant Toby Jones, à la trogne superbe. Toby Jones incarne un compromis génial entre Piéral, Michel Simon, Edward G. Robinson et John Bull. Il est monstrueux, et j'aime ça !
Repoussé un nombre incalculable de fois, Upside Down, oeuvre fantastique d'amour fou digne de Peter Ibbetson  et de Roméo et Juliette, plastiquement magnifique, avec la coruscante Kirsten Dunst (est-ce ma faute si j'aime de type de femmes ?), est promis à une sortie en catimini le 1er mai.
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Idem sans aucun doute pour Stoker, une oeuvre intrigante propre à m'intéresser, cette fois avec la tout aussi charmante et intemporelle Mia Wasikowska.
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Lecteurs, lectrices de ce blog ! Venez nombreux le lire ! Rebellez-vous contre le conformisme cinématographique favorisant les nanars officiels !

dimanche 24 mars 2013

Lincoln, Hitchcock, Albagradstadt, deux incompatibilités.



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Par Cyber Léon Bloy

Dieu joue au bilboquet avec les hommes (Pierre Vernier dans "Rocambole").
                                                                                                             
Il est des petites villes riantes völkisch gorgées de soleil méditerranéen qui ont encore l'insigne chance de posséder deux complexes cinématographiques, mais qui privilégient, au nom de la concurrence menaçante des mégacomplexes, la sortie d'antifilms daubes populistes distribués en 600 à 800 copies, aux bons créneaux horaires en exploitation nationale tandis que les bons longs métrages, pas si pointus et imbuvables pour le peuple que cela, doivent patienter de longues semaines pour enfin bénéficier d'une exploitation minimaliste à des créneaux catastrophiques (17h45, 19h, 21h50 par exemple), cela au mieux, dans une mini salle pourrie, car, la plupart du temps, on refuse carrément de les mettre à l'affiche des cinoches d'Albagradstadt. 
Ainsi fut-il du formidable Margin Call, de Lincoln et d'Hitchcock, sans omettre Week-end royal... Et qu'on ne me dise pas que ces films n'avaient pas assez de copies à l'ère de la dématérialisation numérique !
A Albagradstadt, la ville des santons blubo, on ne veut pas froisser l'électorat beauf, ciment de la cité, ciment rouge-brun qui partage ses votes putrides entre les tribuns douteux à surenchères frontistes écarlates et les autres, frontistes pesteux bruns ...  Ainsi en va-t-il doucettement de la culture du 7e art dans une cité modeste du midi nationale-bolchevique...  De toute manière, la caillera de proximité poursuivra son habitus de piratage sur le net, ou de fréquentation du mégacomplexe de proximité par la grâce des bus tout gratuits... seuls les viocs continuant de fréquenter les vieux cinoches du centre d'Albagradstadt.
Et tout ça, ça fait d'excellents Français à la tête bien faite et bien pleine !
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samedi 16 mars 2013

Totems tome 1 : Bezia face à son destin.

Critique d'un roman dû à un nouvel auteur : Lassana Toure.

Une fois n'est pas coutume : je vais vous conter, amis lecteurs de ce blog (j'espère que vous serez enfin nombreux), comment la littérature africaine, grâce à Lassana Toure, un jeune et talentueux auteur, est parvenue à transcender le genre fantastique.

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J'ai choisi à dessein, pour illustrer mon article, une photo d'un incontournable chef-d'oeuvre de la statuaire africaine : la statue royale anthropo-zoomorphe de Béhanzin, roi d'Abomey, d'un artiste contemporain de Rodin, mais d'un artiste africain, statue de roi-requin que l'on peut toujours admirer au musée du Quai Branly.
Cette statue vous fournit une des clefs de l'oeuvre transcendante de Lassana Toure : la métamoprhose des humains en hybrides hommes-animaux. Il s'agit d'une faculté extraordinaire que seule une poignée de personnes possède, une poignée maudite, comme s'il s'agissait d'une version propre au continent noir de la légende des loups-garous.
Cela fait peu de temps que je sais l'Afrique habitée, comme l'Occident, par la croyance aux sorcières.
Chez Lassana Toure, c'est le village d'Olubumi  qui a connu le sort jeté par la sorcière Wandja, parce que celle-ci ne voulait plus qu'on tuât les animaux, qu'on  les chasse et les massacre. Il fallait les protéger, et, pour cela, profitant de la division du village en plusieurs clans, Wandja jeta un sort au leader de chaque clan en lui attribuant le totem d'un animal que, désormais, le clan ne devait plus ni chasser, ni tuer. Cet interdit, ce tabou, fut utilisé par certains comme un pouvoir maléfique, parce qu'ils pouvaient se métamorphoser en une version monstrueuse et redoutable de l'animal-totem que le clan était censé défendre. La hiérarchie entre prédateurs et proies fut respectée, et seule l'extinction de l'une ou l'autre lignée animale pourrait rompre l'équilibre et délivrer les clans d'un fardeau insurmontable.
Telle est, en gros, la légende fondatrice que Lassana Toure nous conte magnifiquement au commencement de son maître livre.
On y retrouve la qualité du génie de l'Afrique, une galerie de personnages hauts en couleur, du sentiment, de l'action.
Bezia, le héros, est possédé par la faculté de se transformer en homme-crocodile, emblème de son clan.
Yedei est le singe, le gorille. Acyl la panthère, Naghen l'hyène (c'est le bad guy du roman, qui assassine Zaza, la grand-mère de Bezia), Eveneye, la jeune fille, le faucon.
Les personnages font preuve dans ce livre de facultés extraordinaires ; ils se combattent, et les scènes de combat sont proprement époustouflantes. Idem pour les scènes de chasse.
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Bezia face à son destin mélange avec brio les secrets de famille, la haine, la vengeance l'amour, la rivalité, la mort, la tragédie, la tradition revivifiée. L'écriture de Lassana Toure est fluide, claire, simple. Cet ouvrage est tout public, lisible par les adolescents, qualité rare de nos jours. Je me refuse à en dévoiler davantage sur l'intrigue : à la lectrice, au lecteur, de juger, de déguster et d'apprécier tout le sel de l'aventure. Parce qu'il y a un souffle d'aventure indéniable dans ce bouquin, un certain lyrisme aussi, un verbe de conteur qui vous habite, vous possède, vous empêche de lâcher l'ouvrage, vous obligeant à le poursuivre jusqu'à la dernière page. Lassana Toure sait vous tenir en haleine : Bezia parviendra-t-il à vaincre Naghen, à venger Zaza et à quel prix ? Parce que Bezia prend des risques, y compris vis à vis de la communauté qui l'accuse à tort.

Ma seule réserve sur ce livre concerne les coquilles typographiques, concernant parfois les conjugaisons, mais ces erreurs ne nuisent pas à la compréhension du récit ; sans doute sont-elles dues au problème du traitement de texte (parfois, le correcteur orthographique tend à corriger automatiquement dans un sens pas forcément souhaité par l'auteur : ce que je conseillerais à Monsieur Lassana Toure, c'est une relecture à plusieurs : je le sais d'expérience : on peut relire cinquante fois tout seul son manuscrit ou tapuscrit, parfois, c'est une tierce personne qui remarque la coquille ou la faute de frappe sans qu'on l'ait soi-même décelée !)

Pour en revenir au fond de ce roman fascinant, qui soulève la question de la frontière homme-animal, passionnante sur le plan anthropologique s'il en est. Cette frontière est poreuse, facile à franchir, même si ce franchissement est ici dû à une malédiction remontant à plus d'un siècle. Lassana Toure nous rappelle un fondamental que l'Occident a oublié : l'osmose homme-nature, le respect de celle-ci qui incombe à chacun de nous. La vision développée par Totems tome 1 : Bezia face à son destin est une vision éminemment écologique, de respect de la terre, de la faune, de l'environnement. Elle est aussi respect du verbe, de la langue, de l'oralité du griot, de l'Histoire, des racines. L'animal est sacré, il appartient à un tout, comme l'homme son ami, son compagnon qui doit le respecter, ne le tuer que si nécessité vitale s'impose. Le message de Lassana Toure rappelle celui de la lettre de Chief Seattle, éminent représentant des Indiens d'Amérique au Président des Etats-Unis Franklin Pierce, au milieu du XIXe siècle : l'homme appartient à la terre, ce n'est pas la terre qui appartient à l'homme.
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L'Afrique, c'est la Sagesse, c'est le Génie. Lassana Toure nous rappelle cela. Il brosse le tableau d'un pays non encombré des oripeaux technologiques, où aucune machine sophistiquée, aucune connexion au réseau-monde n'est présente. Son univers est presque intemporel. Il se rattache à une forme de fantastique africain typique, forme qui fut concrétisée autrefois par des sectes que combattit la colonisation, par des sociétés secrètes comme les Aniotos, criminelles cependant, dont l'emblème était la panthère.
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 Hugo Pratt, en 1973, mettant à bas le discours colonial de négation du génie de l'Afrique, proposa une vision plus objective, plus onirique, plus proche de celle de Lassana Toure dans son chef-d'oeuvre Les Ethiopiques : Corto Maltese eut la vision d'un homme métamorphosé en panthère, qui lui expliqua que les hommes-léopards représentent la justice africaine.
L'Afrique est adulte ; elle ne veut plus qu'on la qualifie de continent dans l'enfance. L'Afrique a une histoire, une écriture, des livres (voyez les bibliothèques de Tombouctou). L'Afrique ne mourra pas tant qu'un vivier d'écrivains, de musiciens, de cinéastes, d'artistes de génie saura continuer d' en exprimer la tradition tout en la modernisant. Lassana Toure l'a fait, et je lui dis bravo !
Lisez donc Totems tome 1 : Bezia face à son destin  (sur le site Amazon fr.)
J'encourage l'auteur à poursuivre son oeuvre : son talent est certain. Il ne doit pas se décourager. Je souhaite qu'un jour, l'on pourra lire et apprécier le volume 2 de Totems.
Merci Monsieur Lassana Toure pour le plaisir que votre livre m'a procuré ; merci mille fois et encore merci. 

lundi 11 mars 2013

Victor Hugo et la mort de Balzac ; Albin de Saint-Aubain témoin de l'agonie et du décès d'Aurore-Marie de Saint-Aubain : deux visions littéraires du trépas des gens de lettre.





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Deux visions littéraires de la mort d'écrivains extraits de "Choses vues" pour Victor Hugo et du journal d'Albin de Saint-Aubain, époux de la poétesse parnassienne, pour Aurore-Marie de Saint-Aubain.

La mort de Balzac par Victor Hugo :
 
"Le 18 août 1850, ma femme, qui avait été dans la journée pour voir Mme de Balzac, me dit que M. de Balzac se mourait. J'y courus.
M. de Balzac était atteint depuis dix-huit mois d'une hypertrophie du cœur. Après la révolution de Février, il était allé en Russie et s'y était marié. Quelques jours avant son départ, je l'avais rencontré sur le boulevard ; il se plaignait déjà et respirait bruyamment. En mai 1850, il était revenu en France, marié, riche et mourant. En arrivant, il avait déjà les jambes enflées. Quatre médecins consultés l'auscultèrent. L'un d'eux, M. Louis, me dit le 6 juillet : Il n'a pas six semaines à vivre. C'était la même maladie que Frédéric Soulié.
Le 18 août, j'avais mon oncle, le général Louis Hugo, à dîner. Sitôt levé de table, je le quittai et je pris un fiacre qui me mena avenue Fortunée, n° 14, dans le quartier Beaujon. C'était là que demeurait M. de Balzac. Il avait acheté ce qui restait de l'hôtel de M. de Beaujon, quelques corps de logis bas échappés par hasard à la démolition ; il avait magnifiquement meublé ces masures et s'en était fait un charmant petit hôtel, ayant porte cochère sur l'avenue Fortunée et pour tout jardin une cour longue et étroite où les pavés étaient coupés çà et là de plates-bandes.
Je sonnai. Il faisait un clair de lune voilé de nuages. La rue était déserte. On ne vint pas. Je sonnai une seconde fois. La porte s'ouvrit. Une servante m'apparut avec une chandelle. « Que veut monsieur ? » dit-elle. Elle pleurait.
Je dis mon nom. On me fit entrer dans le salon qui était au rez-de- chaussée, et dans lequel il y avait, sur une console opposée à la cheminée, le buste colossal en marbre de Balzac par David. Une bougie brûlait sur une riche table ovale posée au milieu du salon et qui avait en guise de pieds six statuettes dorées du plus beau goût.
Une autre femme vint qui pleurait aussi et me dit :
« Il se meurt. Madame est rentrée chez elle. Les médecins l'ont abandonné depuis hier. Il a une plaie à la jambe gauche. La gangrène y est. Les médecins ne savent ce qu'ils font. Ils disaient que l'hydropisie de monsieur était une hydropisie couenneuse, une infiltration, c'est leur mot, que la peau et la chair étaient comme du lard et qu'il était impossible de lui faire la ponction. Eh bien, le mois dernier, en se couchant, Monsieur s'est heurté à un meuble historié, la peau s'est déchirée, et toute l'eau qu'il avait dans le corps a coulé. Les médecins ont dit : Tiens ! Cela les a étonnés et depuis ce temps-là ils lui ont fait la ponction. Ils ont dit : Imitons la nature. Mais il est venu un abcès à la jambe. C'est M. Roux qui l'a opéré. Hier on a levé l'appareil. La plaie, au lieu d'avoir suppuré, était rouge, sèche et brûlante. Alors ils ont dit : Il est perdu ! et ne sont plus revenus. On est allé chez quatre ou cinq, inutilement. Tous ont répondu : Il n'y a rien à faire. La nuit a été mauvaise. Ce matin, à neuf heures, monsieur ne parlait plus. Madame a fait chercher un prêtre. Le prêtre est venu et a donné à Monsieur l'extrême- onction. Monsieur a fait signe qu'il comprenait. Une heure après, il a serré la main à sa soeur, Mme de Surville. Depuis onze heures il râle et ne voit plus rien. Il ne passera pas la nuit. Si vous voulez, monsieur, je vais aller chercher M. de Surville, qui n'est pas encore couché. »
La femme me quitta. J'attendis quelques instants. La bougie éclairait à peine le splendide ameublement du salon et de magnifiques peintures de Porbus et de Holbein suspendues aux murs. Le buste de marbre se dressait vaguement dans cette ombre comme le spectre de l'homme qui allait mourir. Une odeur de cadavre emplissait la maison.
M. de Surville entra et me confirma tout ce que m'avait dit la servante. Je demandai à voir M. de Balzac.
Nous traversâmes un corridor, nous montâmes un escalier couvert d'un tapis rouge et encombré d'objets d'art, vases, statues, tableaux, crédences portant des émaux, puis un autre corridor, et j'aperçus une porte ouverte. J'entendis un râlement haut et sinistre. J'étais dans la chambre de Balzac.
Un lit était au milieu de cette chambre. Un lit d'acajou ayant au pied et à la tête des traverses et des courroies qui indiquaient un appareil de suspension destiné à mouvoir le malade. M. de Balzac était dans ce lit, la tête appuyée sur un monceau d'oreillers auxquels on avait ajouté des coussins de damas rouge empruntés au canapé de la chambre. Il avait la face violette, presque noire, inclinée à droite, la barbe non faite, les cheveux gris et coupés courts, l'oeil ouvert et fixe. Je le voyais de profil, et il ressemblait ainsi à l'Empereur.
Une vieille femme, la garde, et un domestique se tenaient debout des deux côtés du lit. Une bougie brûlait derrière le chevet sur une table, une autre sur une commode près de la porte. Un vase d'argent était posé sur la table de nuit. Cet homme et cette femme se taisaient avec une sorte de terreur et écoutaient le mourant râler avec bruit.
La bougie au chevet éclairait vivement un portrait d'homme jeune, rose et souriant, suspendu près de la cheminée.
Une odeur insupportable s'exhalait du lit. Je soulevai la couverture et je pris la main de Balzac. Elle était couverte de sueur. Je la pressai. Il ne répondit pas à la pression.
C'était cette même chambre où je l'étais venu voir un mois auparavant. Il était gai, plein d'espoir, ne doutant pas de sa guérison, montrant son enflure en riant. Nous avions beaucoup causé et disputé politique. Il me reprochait « ma démagogie ». Lui était légitimiste. Il me disait : « Comment avez-vous pu renoncer avec tant de sérénité à ce titre de pair de France, le plus beau après le titre de roi de France ! » -- Il me disait aussi : « J'ai la maison de M. de Beaujon, moins le jardin, mais avec la tribune sur la petite église du coin de la rue. J'ai là dans mon escalier une porte qui ouvre sur l'église. Un tour de clef et je suis à la messe. Je tiens plus à cette tribune qu'au jardin. » -- Quand je l'avais quitté, il m'avait reconduit jusqu'à cet escalier, marchant péniblement, et m'avait montré cette porte, et il avait crié à sa femme : « Surtout, fais bien voir à Hugo tous mes tableaux. »
La garde me dit : « Il mourra au point du jour. »
Je redescendis, emportant dans ma pensée cette figure livide ; en traversant le salon, je retrouvai le buste immobile, impassible, altier et rayonnant vaguement, et je comparai la mort à l'immortalité.
Rentré chez moi, c'était un dimanche, je trouvai plusieurs personnes qui m'attendaient, entre autres Riza-Bey, le chargé d'affaires de Turquie, Navarrete, le poète espagnol et le comte Arrivabene, proscrit italien. Je leur dis : « Messieurs, l'Europe va perdre un grand esprit. »
Il mourut dans la nuit. Il avait cinquante et un ans.
"


  Extrait du journal d'Albin de Saint-Aubain (1858-1918) année 1894 :

28 janvier 1894.



La comédie avait suffisamment duré. Nous ne pouvions plus la prolonger outre mesure. Ma pauvre Aurore-Marie se mourait presque. Cela, elle le savait. J’écrivis à Madame de Tournel afin de lui signifier que nous en resterions là. Je lui demandai qu’on louât une voiture pour Rochetaillée, ce domaine étant à même de permettre à mon pauvre petit ouistiti d’achever dans l’apaisement et la quiétude son douloureux parcours ici-bas.

Un sentiment de culpabilité m’étreint à la rédaction de ces lignes. Pourquoi, malgré l’implacable diagnostic du docteur de Lapparent, ai-je une fois de trop cédé à ton caprice? Lorsqu'il t’examina voici un mois, sa conclusion fut pourtant sans appel : ma bien aimée, non seulement la phtisie rongeait tes poumons, mais le rein gauche et l’estomac étaient aussi atteints! De plus, Maubert de Lapparent, comme auparavant une des sœurs de l’Institution Notre-Dame, décela une grosseur suspecte au niveau abdominal. Je me suis rappelé ce que tu me contas sur ta mère, ma chérie... Il ne faisait plus de doute que le même mal te détruisait, ce pernicieux kyste ovarien qui, faute d’avoir été extrait à temps par le biais du bistouri, dégénérait désormais en squirre. Tu t’étais toujours plainte de douleurs lorsque s’imposait à toi le devoir conjugal. Cela expliquait pourquoi, à l' exception de notre pauvre Lise, tu n’avais pu tenir aucune gestation jusqu' à son terme. Depuis bientôt cinq années, sur les injonctions impératives de Maubert, nous dûmes faire chambre à part. Dans ce cas, je n' ai pas compris ta dernière fausse couche de novembre, en pleine Institution, sous la défroque de notre fille regrettée, accident fâcheux qui t'a sans doute achevée et a précipité, hâté ta consomption, ô, ma chérie! Je pressens quelque infidélité pour laquelle tu devras rendre des comptes lorsque Dieu t’appellera à Lui. Mais j’ai beau conjecturer, je ne vois pas « qui »...

De même, j’ai compris la raison irrépressible qui te poussa à passer ces trois semaines de trop à Notre-Dame de La Visitation. L’objet en était une de tes passions déviantes, une de plus, tel celui de cette funeste confession criminelle d’il y a tantôt deux années, confession scandaleuse sur laquelle je me refuse à en dévoiler davantage, au cas où ce carnet viendrait à tomber en des mains indiscrètes... Je sais qu’elle se nomme Delphine et qu’elle a de merveilleux cheveux de jais... mais elle a à peine douze ans! Je l’ai vue à ce fameux concert de chambre, chez Madame De ..., lorsque tu défaillis en public. Je préfère évoquer nos anciens souvenirs... T’en souvient-il, comme l’écrivit le poëte?... Mon Aurore aux doigts de rose, ma Marie pleine de grâce? C’était en juillet 1880... Tu avais alors dix-sept ans et déjà le génie de l’écriture, de la versification, la foi en ton destin d’exception chevillée au corps. Ce déjeuner sur l’herbe que nous fîmes auprès des rives de la Saône, fraîchement mariés. Cette robe blanche sans tache, ce petit chapeau de paille d’Italie sur ton minois elfique à la diaphanéité proverbiale, cette ombrelle... et ce poulet froid que nous convoitaient les fourmis! Mon Aurore, ma gracieuse aux yeux de colophane, aux cheveux de miel cendré, de cette extraordinaire longueur que nombre de jeunes filles te jalousaient... tout cela s’estompe, ombre qui ne sera plus... fonte des neiges pleurée par le Sage chinois...


  (...)



22 février.


Nouveaux répits, nouvelles rechutes, allers retours incessants du lit à la chaise, et de la chaise au lit. Comme ta mère, je t’humecte d’eau de Cologne, d’huile mentholée, pour masquer ces relents qui t’envahissent peu à peu. A la tuberculose se rajoute la tumeur en ton organe intime. Je ne veux pas ta mort, mon aimée! Jamais le Vieillard Temps n’osera! Tu es trop jeune! Même pas trente et un ans!



23 février.



Un médecin a inventé un nouveau procédé permettant aux asthmatiques, à ceux que gagne l’étouffement morbide, de pouvoir respirer. Il s’agit du stockage de l’oxygène dans des sortes de ballons. Non pas comme l’hydrogène de nos aérostats, mais le principe est cependant le même. Tout doit être tenté pour te sauver, mon adorée, mon ouistiti charmant, tant qu’il reste un espoir... Tu es transparente, évanescente, ô mon elfe!... La peau se tend sur tes joues décharnées, si pâles, si pâles... Essaie, essaie encore de boire pour moi ce bouillon de poule... Là, voilà qui est bien... Vis, mon gentil aubépin, vis sans fin, ma rose...



25 février.



Je tentais de contacter Maubert de Lapparent au sujet de ces « ballons » d’oxygène, lui enjoignant par télégramme - Rochetaillée n’a pas le téléphone, contrairement à notre hôtel particulier de l’avenue des Ponts - de venir en urgence, pour un nouvel examen. Savoir si la stabilité apparente de ton mal allait se prolonger ou si ce répit de plus n’était qu’un dernier sursaut inutile... Connaître le remède miracle, te l’appliquer, ma mie, ma poëtesse adorable, mon rêve blond de miel... Es-tu encore curable?



26 février.



Maubert est venu, en fin d’après-midi, par un fort mauvais temps. Tu avais à peine mangé ce matin. Il t’a vue sur la chaise, tâté ton pouls... Il a respiré l’odeur morbide qui parvenait à percer celle du camphre, des substances mentholées, médicamenteuses... une odeur, une fragrance mêlant subtilement la créosote, agent préservateur du bois et ce que l’on peut qualifier de déjà putride... Tu souffres d’affreux ballonnements et tu ne puis plus rien absorber de solide, ma pauvre petite poupée... Maubert a déclaré : « Elle commence à souffrir d’arythmie respiratoire et cardiaque. Mais sa résistance m’étonne. Madame s’accroche... Cependant, si elle ne meurt pas du poumon, le squirre ovarien galope et se ramifie... Enveloppez-la de serviettes chauffées... Si une congestion pulmonaire se déclare, elle subira une hémoptysie ultime et succombera. Pas d’entrée d’air frais, quelle que soit l’odeur insupportable...  » Aurore-Marie entendit et murmura : « Un prêtre... Delphine... Je souhaiterais un prêtre à mon chevet... Que Delphine vienne aussi, mon Dieu! »



27 février.



Le matin, après une mauvaise nuit passée auprès de l’aimée qui s’est refusée à quitter la chaise longue, Aurore-Marie a balbutié :

« De l’air... Albin, ouvre! Ouvre la fenêtre! ... Je suffoque, j’étouffe! Je... je renie Cléophradès, Kulm, les Tétra-épiphanes et tout ce saint-frusquin... je renonce à ma charge... prends ma chevalière Albin. Prends-la... Ramène-la à Kulm, ce pauvre dépravé! »

Elle a ôté le bijou qu’elle m’a tendu de ses doigts translucides, puis elle m’a supplié d’ouvrir la fenêtre encore une fois, alors qu’il gelait à pierre fendre et que les frimas d’un tardif coup de froid faisaient ressentir leurs cruelles morsures. Tu as également mendié la permission de jouer une dernière fois au clavier cet air obsessionnel et romantique, hymne de ta Lisa-Deanna, ou de ce Stefan Brand ou je ne sais trop qui que tu m’as dit avoir connus voici près de six ans... En cas de rechute grave, de congestion, je devais rappeler Maubert qui nous enverrait une infirmière à ton secours... avec les « ballons ». Une fois de plus, de trop, tu as été trop faible pour que je pusse te monter dans la chambre et tu as passé la nuit sur la chaise longue, à te morfondre, à somnoler, ou à geindre... lorsque tu ne crachais pas! Mal m’en a pris.



28 février.



Nous te retrouvâmes, les domestiques et moi, à terre, renversée de la chaise, ayant craché du sang, la porte-fenêtre grande ouverte sur la véranda, sur le froid glacial qui envahissait le salon... Tu avais désobéi, comme si souvent chez toi, ou plutôt, cédé à tes pulsions... La congestion fatale s’était déclarée. Par miracle, tu respirais encore, ô, mon aimée, mon Aurore-Marie! Ce n’était qu’une de ces syncopes dont tu es las coutumière! Nous dûmes improviser une civière, te transporter là-haut, en ta chambre de mort, que tu n’allais plus quitter... Il fallut te déshabiller, te changer, te mettre une chaude chemise de nuit doublée de lainage... Des taches de sang, des plaies, se révélèrent en ton dos... les escarres... Tu revins à toi, toussant, haletant... Tu délirais, la face luisante, récitant des vers d’une naïveté de comptine, de nursery-rhyme... un de tes premiers poëmes écrit alors que tu n’avais que dix ans...



« Dans la forêt, à l’ombre des bosquets

Il était une cabane où vivait un père récollet.

Il était une cabane à l’ombre des bosquets.

Au bois, le cerf en sa ramure

Dit bonjour au renard, lui proposant des mûres.

Dis bonjours au renard, ô, cerf en ta ramure! »



Était-ce là, ma future parnassienne hermétique? Ces vers, ô, ces vers spontanés, si naïfs, si frais, que tu avais reniés, ma mie, mon ouistiti, et qui revenaient à ta remembrance, à l’article de la mort!



« Au bois joli, les oiseaux chantent,

Chantent en la forêt le retour de l’été,

Chantent au bois joli les passereaux coquets.

Le sanglier gentil, le daim mignon,

Saluent monsieur le chêne

A l’ombre des troènes,

Saluent monsieur le chêne et le beau champignon! »



Et tu chantonnais ces vers mignards de ta petite voix de cristal... ces vers que je me surpris à répéter, entrant dans ton jeu. Était-ce toi qui avais écrit cela en ton enfance? Pourquoi n’avais-tu pas persévéré dans ton premier style? Pourquoi? Quel traumatisme assez puissant t’avait donc poussée à la complexité, à cette manière abhorrée des Catulle Mendès et des Leconte de Lisle? Tu balbutias : « Mon frère, ma mère, ô pauvre maman... leur mort... le chagrin... je... je me réfugiai dans les « Poëmes antiques » de Leconte de Lisle et je découvris ma vraie voie... la Seule Voie...  » J’ordonnai que l’on télégraphiât à Maubert afin qu’il nous envoie l’infirmière. Tu hoquetas en disant : « Le prêtre... convoque le prêtre... Il est temps mon Albin. »

Il y eut un nouvel étouffement, où je crus que tu allais passer. Alphonsine m’aida à te soulager par une piqûre d’huile camphrée... Tu étais si congestionnée, si rouge... Mais tu fus promptement apaisée et tu te rendormis, non d’un sommeil normal, mais dans un de ces états que la médecine qualifie de semi comateux, entre deux mondes, deux limbes, entrecoupé de réveils où tu geins, où tu te plains, où tu halètes, où tu bégaies : « Mal... mal... je... j’ai grand mal...  »



1er mars.



J’ai passé une nuit épouvantable, veillant incessamment mon aimée, attendant l’infirmière... Je me suis décidé à appeler le prêtre ce matin. Mon Aurore, comme tu souffres! Délivre-la, Seigneur de la fureur de son mal! Elle a murmuré : « Albin... m’aimes-tu toujours, même dans cet état? Je suis tellement affreuse! » Puis, elle a toussé et craché... Les expectorations la souillent...



9 heures.



L’infirmière est arrivée : c’est une femme hommasse, sans âge, bâtie comme un percheron, qui a l’habitude de soulever, de manipuler les corps des malades. Elle m’a dit : « Allez dormir, monsieur. Je prends le relais...  » Elle a expliqué qu’elle renouvellerait les badigeons d’eau de Cologne afin de masquer les mauvaises odeurs. Elle a apporté les ballons d’oxygène. Elle a recommencé les injections de gaïacol avec la seringue de Pravaz. Cette nuit, ma pauvre femme-enfant s’était souillée comme un petit bébé. Il a fallu nettoyer cette horreur. De même, ses escarres puaient... « Nous allons la panser, renouveler régulièrement les pansements... La gangrène risque de s’y mettre. » Me déclara Madame Langlois, l’infirmière. Aurore-Marie ne se laissa pas facilement faire : elle gigota et cria. Lorsqu'elle fut calmée, sa respiration, quoique régulière et non empreinte de secousses quinteuses, m’apparut plus sifflante qu’à l’ordinaire... « Il y a de nouvelles cavernes et un début de pleurésie », m’expliqua Madame Langlois.



14 heures.



Aurore-Marie est sortie de son hébétude et à réclamé à boire et à manger. Madame Langlois lui a fait absorber un bouillon. Elle a constaté que mon aimée avait perdu deux dents.



18 heures.



Arrivée du prêtre. J’étais parvenu à me reposer, à sommeiller deux heures dans l’ottomane où mon pauvre ouistiti aimait tant à goûter à une langoureuse et dolente quiétude. Je songeais qu’il me fallait montrer mon affection pour ma rose, tenir sa petite main si ténue, caresser ses beaux cheveux, ses joues maigres, partager ses pleurs et ses douleurs. Aurore-Marie a refusé l’extrême-onction.

« Trop tôt... Je vis encore... je souhaite me confesser... plutôt retourner dans le giron de l’Église de mes pères, que d’ignobles sectateurs m’obligèrent à renier à l’âge de quatorze ans... J’ai péché mon père ; j’ai dû apostasier! Je veux échapper à la damnation éternelle! Je ne veux plus être une hérétique... j’ai restitué mon anneau horrible...  » (je venais d’envoyer l’anneau dit « du Pouvoir » au baron Kulm, à Paris)

Le père Mathieu m’intima l’ordre de sortir de la chambre, au nom du secret de la confession. Ma pauvre petite femme! Qu’as-tu donc accepté de révéler au ministre de Dieu que je ne susse déjà, tous ces secrets intimes, hideux, que nous nous refusassions à jeter en pâture à la vindicte publique, et qui avaient entraîné l’exécution d’un innocent, ce malheureux Hubeau? A moins que tu lui aies confessé le secret de ta fausse couche, la mort cachée de Lise, tes penchants troubles pour Delphine, que je commençais, malgré moi, à brûler de revoir... A moins qu’il se fût encore agi de ton lubrique ouvrage, cet obscène « Trottin », avec l'étalage complaisant du stupre, de la pire déviance de Gomorrhe, personnifiée par cette odieuse héroïne sortie de ton imagination de folle : Cléore de Cresseville? Et tes frasques parisiennes d'il y a six années, lorsque tu daignas devenir plus loquace... cette Deanna Shirley, petite blonde dépravée s'il en fût, amatrice des beuglants, des boxons, de tout un bataclan de lubricité, sous la défroque dérisoire et infantile d'un « bébé anglais », modèle de ta Cléore! Cette même Deanna Shirley que tu aimas d'un amour saphique quasi exclusif, pire que ceux que tu avais éprouvés pour Marguerite, pour Delphine, pour Angélique de Belleroche et tant d'autres, fille de joie que tu m'avouas avoir rencontrée enfin pour de vrai, à laquelle tu tentas de te substituer, cette prétendue « jumelle » dont tu t'étais amourachée...



2 mars.



Le père Mathieu a accepté de passer la nuit dans une chambre d’hôte, sans toutefois piper mot. Il promit de revenir afin d’assurer la conversion de la nouvelle fidèle, ou plutôt, de la brebis égarée revenue au bercail du Bon Pasteur... Puis, lorsque Madame aurait enfin été lavée de tous ses péchés, aussi nombreux qu’ils fussent, l’extrême-onction lui serait administrée... Il fallait faire vite ; ma tendre moitié, mon adorée pouvait passer d’un seul coup, comme tous les tuberculeux, par une simple hémoptysie de trop, sans agonie proprement dite, sans râle aucun...

Le prêtre parti, Madame Langlois reprit son service. Elle surprit Aurore-Marie en plein délire mystique, un missel ouvert posé sur la couverture, sur sa poitrine maigre, le roman « Le Disciple » de monsieur Paul Bourget, cette bien connue histoire de conversion, gisant sur la table de chevet... Par-dessus tout, elle serrait contre elle un crucifix qu’elle embrassait avec frénésie, en une extase trouble, quasi -j' ose à peine l’écrire- érotique, en cela que ses baisers avaient pour objet le corps souffrant et dénudé de Notre Seigneur. Elle ne cessait de balbutier : « Mon Dieu, prends pitié, ô Christ, prends pitié! Agneau de Dieu, toi qui enlèves le péché du monde, prends pitié! »

C’était un horrible spectacle, dans cette chambre confinée qui sentait le médicament et les effluves infectieux, les atteintes gangrenées de ses escarres qui se multipliaient... Aurore-Marie imprégna le crucifix d’une bave hideuse, de ses expectorations sanguinolentes... Elle porta à ma souvenance une agonie littéraire, celle bien connue de la scandaleuse Emma Bovary... Madame Langlois me rudoya : elle devait s’activer à prodiguer ses soins : déshabillage, désinfection des escarres, serviettes et compresses chaudes, badigeons d’eau de Cologne, injections de gaïacol et d’huile camphrée... 

(...)


9 mars.



La mort de mon aimée n'est plus qu'une question d'heures. Le prêtre ne la quitte plus. Il récite sans cesse les prières aux agonisants et ma pauvre petite chérie l'accompagne, poupée diaphane et minuscule aux miasmes morbides, aux longs cheveux épars, à laquelle nous ne parvenons plus à administrer la moindre injection, le moindre ballon d'oxygène. J'ai envoyé Huberte au bureau des télégraphes prévenir la famille de mademoiselle Ibañez y León, la fameuse Delphine que ma mie ne cesse de réclamer entre deux étouffements. Pensant son devoir accompli, le prêtre a sollicité son congé, une fois de plus.

« Votre épouse peut mourir en paix. » s'est-il contenté de me déclarer.

Aurore-Marie sombre dans une demi-inconscience, où elle demeure, comme prostrée, absente, parfois jusqu'à une à deux heures d’affilée, dont elle n'émerge que par intermittences pour gémir et suffoquer. Elle geint, se plaint de brûlures, pis que celles d'un fer rouge, de douloureux et lancinants élancements au niveau des ovaires. Ses expectorations se font plus espacées. Mais elle est prise de palpitations cardiaques, qui m'inquiètent au plus haut point : ce pouls irrégulier, chaotique, imprévisible, que dis-je, imprédictible,  n'est-il pas le signe avant-coureur de la fin? Je ne dormirai pas cette nuit.


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10 mars.

Maubert est arrivé à minuit trente en pensant que le trépas d'Aurore-Marie était imminent. Il a fallu lui administrer quatre ballons d'oxygène. Comment l'aimée est-elle parvenue à absorber ce brusque afflux gazeux? Elle en parut conséquemment ivre, avant de se calmer une nouvelle fois.
Puis, elle a dormi jusqu'à neuf heures. Épuisé, je sommeillais moi-même à son chevet. Lorsqu'elle s'est réveillée, elle a balbutié d'une voix faible, plus familière :
« Le prêtre...qu'il revienne...je peux trépasser aujourd'hui, je le sens... Et Deanna, où est-elle? Delphine viendra-t-elle? Je vivrai jusqu'à ce que tu sois là, ma Delphine... »
A midi, Norbert m'a rapporté un pneumatique : mademoiselle Ibañez y León, du fait de ses obligations scolaires et familiales, ne serait là que le lendemain matin. Aurore-Marie, je t'en supplie! Tiens, tiens encore! Un jour, ne serait-ce qu'un jour!
Mon adorée a recommencé à délirer, à déblatérer, débagouler, comme on disait en l'ancien temps. Elle parlait de Deanna...de ce qui s'était passé avec elle en 1888 à Paris, puis à Venise avec un certain Tellier que je ne connaissais nullement, n'ayant jamais ouï ce nom avant cette sombre journée... Mon aimée s'accusa d'un nouveau meurtre, d'un assassinat vénitien... De même, elle regretta d'avoir occis en duel, au pistolet, la publiciste Yolande de La Hire... Toutes ses turpitudes continuaient de la hanter...
Comment une poitrinaire au dernier degré de la consomption parvenait-elle à parler aussi longtemps sans succomber? Quelle énergie t’habitait-elle encore, mon petit ouistiti adoré? Ta capacité de résistance m'étonnera toujours dans cet organisme, ce corps si fluet. L'espoir fait vivre et tu vivras en moi pour les siècles des siècles, comme la poignante et pathétique Lison de ton poëme, « Si belle dans ta richesse blanche ».
A quinze heures, nouveau pneumatique, qui m'intrigua et m’ébaudit :
« Arriverai demain à quatorze heures. Signé Deanna Shirley de Bièvres de Beauregard. »
Je lus le pneumatique à Aurore-Marie qui en pleura de joie...cette nouvelle la réconforta au plus haut point et la prolongea encore, encore... Je murmurai la fin de ton fameux vers :
«  (...) N’attends pas le tombeau. »
Je verrai enfin Deanna le lendemain après midi... Savoir si elle te ressemble autant que ce que tu m'en as conté.
A dix-sept heures, le père Mathieu est revenu.
« Aurore-Marie est encore parmi nous... lui dis-je. Entendez-la chantonner, babiller, les poëmes qu'elle composa lorsqu'elle était fillette. »
Un gazouillement traversait la porte de la chambre :

« L'oiseau réclame sa pitance,
Le passereau joli, ô ma joie, mon enfance! (bis)
Le passereau mignon à mon bon souvenir
Bat des ailes pour saluer le beau temps à venir... »

C'était comme si elle eût été atteinte d'une régression infantile, de ce que les Italiens appellent « rimbambita ».

« Chante, chante oiseau merveilleux!
Chante à jamais, au ciel bleu lumineux! »

Je fondis en larmes à l'écoute de ces vers si bucoliques et si agrestes. Pourquoi, mon ouistiti, pourquoi as-tu abandonné ton premier style? Oui, pourquoi? Pourquoi ces affreux okéanides, ces références mythologiques? Je te maudis, Parnasse!

« Rose! Rose de pourpre, fraise des bois!
Saluez Dame Nature et la bonne confiture!
La confiture que mère-grand autrefois prépara
Pour la splendide enfant qui au bois s'égara! »

Cette prosodie oubliée, ces poëmes reniés, revenus du néant, de l'au-delà de son songe... Résurrection!

« Monsieur du Soleil et Dame la Lune
Sentez donc le printemps embaumant et le joli été
Où s'affaire l'abeille lorsque tombe la brune,
Le cornouiller joli, la giroflée amie, ô ma beauté!
Le cerf de Saint-Hubert sortant de la ramée!
Ô saison des amours en la belle ramure
Profite de ces jours, ma fille bien nommée
Écoute encor le brame, ô ma mie, ma très pure! »

Mais la toux te reprit. La rechute, la rechute, hélas! Crainte, redoutée et fatale... j'entrai tout de même dans la chambre, désirant jusqu'à l'ultime instant tenir ta petite main, ma pauvre petite poupée... Je compris qu'on oublierait ton nom, postérité cruelle, du fait du reniement de ton style originel. Simple! Il eût fallu que tu composasses, que tu écrivisses des vers simples! Il fallait rester simple, frais, spontané. Tu aurais été alors l'égale de Marceline Desbordes-Valmore! Il n'en sera hélas rien.

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Aube du 11 mars 1894.

Je ne sais comment nous pûmes dormir. Je m'éveillai vers les six heures, me surprenant à caresser ta jolie petite main érubescente. Tu n'étais déjà plus qu'une ombre évanescente mais tu vivais encore. Le prêtre, à genoux, psalmodiait ses prières. J'eus la vision suprême de ce lit bientôt vide. Cette prescience m'ôta tout espoir illusoire. Je me souvins d'un vers de Dante Alighieri, dont la « Divine comédie » avait inspiré Franz Liszt : 
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« Voi chi entrate, lasciate ogni speranza! »
Il s'agissait de l'inscription qui, tel un frontispice, marquait le linteau de la porte des Enfers.  Une pensée en entraînant une autre, mon cerveau en vint à évoquer l'épigraphie latine, particulièrement celle à caractère funéraire, que l'on retrouvait sur maintes stèles de la Rome républicaine ou impériale, science qu'illustraient les études de ce célèbre historien allemand, monsieur Mommsen. Inévitablement, ce fut un autre des poëmes de l'aimée qui s'imposa à mon esprit : les « Fragments d'un grammatiste antique » et ce vers en particulier :
« Cippe, tertre, mausolée, cénotaphe, chef-d'œuvre de l'épigraphe ».
Certaines éditions, particulièrement celles circulant dans les pays anglo-saxons, s'avéraient fautives, en cela qu'elles rajoutaient la stèle, intercalée entre le tertre et le mausolée. Cela donnait conséquemment le résultat suivant :
« Cippe, tertre, stèle, mausolée, cénotaphe, chef-d'œuvre de l'épigraphe... »
Qu'importaient désormais à mon cœur ces miasmes de mort, ton haleine fétide, ces escarres où la gangrène se mettait, les spasmes de ta respiration, les filets de sang s'épanchant de-ci, de-là, qui sortaient soit de ton nez, soit de ta bouche pâle. J'entendis un ora pro nobis. Tu t'éveillas, du moins, je le pensai, car, chez toi, le sommeil ne voulait plus rien dire. Tes cheveux, tes beaux cheveux magdaléniens de blondine, de sylphide luminifère, ton regard d'ambre, la triangularité de ton ovale que je n'oublierai jamais, ma mie, ma petite poupée, mon ouistiti chéri... à jamais....
Tu marmottas : « La pendule... Je ne veux plus la voir... Elle m'annonce la mort... Mon temps terrestre s'achève... »
Et le père de répliquer :
« Le Ciel, songez au Ciel...
- J'ai peur des enfers, des enfers antiques aux âmes errantes... Les lémures, les morts d'Ulysse et d'Orphée... Non! Pas Cerbère! Pas l’Amenti! »
Tu étouffas et haletas, ta poitrine atteinte de secousses spasmodiques. Je ne songeais même plus aux ballons d'oxygène, qu'il eût fallu d'une plus grande capacité. Toutefois, Madame Langlois entra faire son office, te changer, te nettoyer, te piquer. Je t'entendis gémir!
« Oh! Oh! Pitié! Non! Non! »
Tu souffrais trop car je savais que le squirre avait atteint, comme pour ta maman adorée, la membrane utérine. De quelle hémorragie seras-tu atteinte à la fin? Qu'est-ce qui cèdera en premier? Le ventre ou les poumons? Messieurs les Diafoirus, les Purgon, je vous hais tous et vous maudis pour l'éternité! J'abhorre la Faculté!
Il était huit heures : Madame Langlois m'a prié d'aller me reposer ailleurs, de faire un brin de toilette, de me raser. Elle demanda au prêtre de faire de même, de sortir de la chambre, car elle devait tenter de laver la patiente. Elle avait transporté une bassine d'eau bouillante et d'affreux gants de crin. Tu hurlas lorsqu'elle te toucha. Je me suis exécuté. Je revins, rasé de frais, habillé comme déjà pour un enterrement, vers dix heures moins le quart...
Madame Langlois sortit de la chambre, rouge...
« La médecine ne peut plus rien faire pour Madame. Je suis impuissante. Elle ne passera pas la journée. C'est à vous, mon père, à vous, l'époux, monsieur de Saint-Aubain, qu'il incombe de veiller à ses derniers instants. »
J'ai pensé à ta phrase, à ton cri, lorsque, après ta confession immonde, tu t'étais refusée à moi, à ton « Non, je ne veux pas! », à cette horrible « Hamadryade indienne » au caractère choquant, fille de Gomorrhe pornographique! C'était il y a deux ans! Mais je chassai ces mauvaises pensées.
Madame Langlois continua :
« J'ai pansé Madame de Saint-Aubain comme j'ai pu ; j'ai désinfecté son dos ; j'ai renouvelé les bandages... Mais ce dos, la pauvre petite! Ce dos n'est plus que purulence, gangrène et plaies ouvertes et ses entrailles ne doivent guère valoir mieux. Ne lui dites pas qu'elle va passer, ne le lui dites toujours pas! Elle est parfaitement lucide! Elle ne doit pas savoir. La pauvre n'a même plus la force d'aller au vase de nuit... »
L'infirmière dévouée, magnifique, robuste, partit, croisant Norbert qui annonça :
« Mademoiselle Delphine Ibañez y León! 
- Introduisez-la, Norbert... »
J'annonçai la nouvelle à l'aimée moribonde qui esquissa un sourire entre deux halètements. Elle me désigna la commode.
« Le second...tiroir...murmura t-elle...les deux enveloppes avec les rapports des sœurs infirmières sont là... Laisse-moi t'avouer enfin une chose... Je vais te révéler de qui était le dernier enfant que je perdis en novembre... »
Elle me dit à l'oreille :
« Claude... Claude Debussy, le musicien... Pardon, mon Albin, oui, pardon... »
Norbert introduisit Mademoiselle Delphine et nous dûmes nous mettre en scène devant la fillette! Quel dérisoire vaudeville mortifère nous lui jouâmes alors! Il était onze heures passé de douze minutes en cette fin de matinée du 11 mars 1894. Le temps s'était adouci et le printemps tentait d'esquisser son entrée.
Cette petite fille aux cheveux d'un noir bleuté, au teint mat, aux yeux sombres, je la connaissais déjà pour l'avoir vue à ce fameux concert de chambre où, sous la défroque de notre malheureuse Lise, tu t'étais évanouie, mon amour...
Mais une angoisse m'étreignit, furtive d'abord, puis de plus en plus précise : je sentis sourdre en moi une inquiétude, telle l'ébullition d'une eau volcanique surgissant d'un solfatare en un paysage désolé de l'Islande, cette île aux lépreux dépeinte avec un réalisme non dépourvu de complaisance par Monsieur Jules Verne dans son fameux « Voyage au centre de la terre ». Cette sensation était semblable à quelque précipité chimique, comme la réaction d'un acide quelconque au contact de l'argile. Je craignais que Deanna Shirley n'arrivât prématurément, qu'elle pénétrât subrepticement dans cette chambre d'agonie sans qu'elle eût été annoncée par Norbert, qu'elle surprît la choquante confession de l'aimée à la petite Delphine, au risque d'engendrer en elle un diffus mais tenace sentiment de jalousie envers celle qui, plus jeune, avait inconsidérément été l'ultime passion de ma malheureuse mie. Ce sentiment, quel qu’infondé qu'il fût, passa heureusement, et il n'en demeura qu'une écume de surface, promptement évaporée : la peur céda la place à une relative félicité. Je délaissai ce qui me sembla, avec le recul, une introspection malsaine, pour ne pas écrire malséante, pour me concentrer sur notre comédie des adieux.
Delphine assisterait donc à ton ultime confession, puisque tu l'avais voulu ainsi. Tu insistas pour accompagner le prêtre en ses psalmodies, ses litanies aux agonisants, en rémission de tes péchés, malgré tes empyèmes, tes amas de pus en ta cavité pleurale, malgré les nécroses caséeuses qui t'étouffaient de plus en plus, te congestionnaient. Tu étais trempée de sueur, mon pauvre chou d'amour! Après trépas, on publierait à ton sujet, en l'honneur funèbre de la belle poëtesse, dans la presse nationaliste, dans la Revue de Monsieur Brunetière, parangon de la réaction, maints articles laudatifs que nos ladies – tes lectrices assidues - commenteraient allègrement autour d'une tasse de thé agrémentée de scones, en jouissant de leurs caquetages de poules emplumées ridicules. Quelle fatuité!
Je me surpris à te gronder, à te morigéner :
« Aurore-Marie, cessons donc là cette comédie! Le temps des momeries est révolu! »
Je ne sus plus si je pensais aux faux-semblants religieux tandis que tu balbutiais pitoyablement tes prières en hoquetant, ou si je songeais à tes enfantillages, car, si tel était le sens perçu par la petite Delphine, elle comprendrait mômeries avec le petit chapeau... Le ton que j'employais à prononcer ces termes m'attrista, tellement il était sentencieux et inapproprié à ces circonstances dramatiques. Ton teint livide et cireux montrait l'imminence de la fin. Tu pus, on ne sait par quel miracle, user tes dernières forces en tendant les enveloppes à celle que tu nommais inconsidérément « ma tendre amie », quelles que choquantes qu'apparussent ces paroles aux oreilles du ministre de Dieu... Après tout, elle te prenait encore pour Lise. Je perçus, lorsqu'elle lut les comptes-rendus des sœurs – mais fut-ce de ma part simple imagination ou pure intellection? -, combien son esprit était choqué, combien elle fut interloquée.
Ce fut alors que Delphine prononça ces mots :
« Lise tu fus pour moi, Lise pour toujours tu resteras. »
Devant cet évident manque d'acceptation de la réalité, je ne sus si je répétais encore stupidement le mot momeries ou mômeries...
Tu as alors dégoisé cet extraordinaire discours, cet aveu, cette péroraison, cette confession à Delphine, sans respiration ni pause, lui demandant pardon...le rythme s'accélérait, les mots s'entrechoquaient. Vite, vite finir...en finir car la Mort vient... Plus vite, encore, encore, car cette fois, nulle échappatoire, et, pour paraphraser ton poëme, le tombeau est bien là qui t'attend, jà ouvert, en ta hâte d'en terminer à jamais. Ma fleur! Mon amour !
Des larmes perlèrent sur mes joues, que j'essuyai discrètement afin d'éviter que tu ne les visses : je refusais de te peiner. Après tes dernières phrases, qu'entendit mademoiselle Delphine :
« Je...je...j'ai trente ans! Pardon, Delphine de t'avoir trompée sur mon âge et mon identité et d'avoir éprouvé pour toi une attirance coupable ! Pardon... », je crus capter - mais était-ce une plainte, un gargouillement, un gémissement que nul d'autre que moi n'entendit? - une supplique ultime : « Deanna ! Viens, Deanna ! »
Puis, il y eut l'ultime étouffement, l'hématémèse finale... Mon Aurore adorée retomba sur l'oreiller, la bouche en sang, ses grands yeux de résine grands ouverts... J'approchai une petite glace de cette bouche... Nulle buée....mon pauvre ouistiti avait cessé de respirer.
La petite Delphine fondit en larmes... Il était aux environs de midi, et le père Mathieu déclara :
« Elle est morte, son âme a rejoint le Ciel où Notre Seigneur, en Sa miséricorde et Sa mansuétude, l'accueille maintenant en Son giron. Prions pour elle! »
Il entama un Pater noster que nous répétâmes tous, Delphine, les domestiques et moi... Ma pauvre femme semblait transfigurée...apaisée... Nul rictus de mort en elle, mais, au contraire, une expression christique... Je devais la faire apprêter, habiller d'une robe noire. Aurore-Marie n'était pas décédée intestat. Elle avait rédigé ses dernières volontés à l'été 1892, après cette fameuse crise lors de l'affaire Hubeau-Ballanès.
La dépouille de l'aimée fut arrangée, lavée, et nous la revêtîmes d'une robe de satin et de bengaline aux manchettes de chinchilla, d'un noir moiré. Au cou de cygne de l'adorée, le camée de calcédoine et de corindon au profil de Déméter. Aurore-Marie tenait particulièrement à ce bijou, cadeau du romancier et poëte Gabriele d'Annunzio, qu'elle avait surnommé « mon disciple favori », offert à Venise à l'été 1888, enchâssé à l'origine dans un coffret de laque, d'émail et de corail. Sa plantureuse chevelure blonde avait été assemblée et attachée en un lourd chignon. Le corps reposait, comme sur un lit de parade...dans notre chambre originelle de la propriété, avant qu'elle ne fît chambre à part partout où nous logions...
Vers treize heures vingt-cinq, la toilette mortuaire était terminée... Il me fallait prendre mes dispositions pour les funérailles et je craignais que Maubert m'ordonnât une autopsie, après que Madame Langlois eut constaté le décès. Je demandai qu'on préservât le corps de l'adorée.


(...)

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