mercredi 29 août 2012

Margaret, de Kenneth Lonergan, ou de l'art du journal Le Monde de tirer sur les corbillards cinématographiques.

Amis lectrices et lecteurs de ce blog, vous ne l'avez peut-être pas remarqué dans les sorties cinéma de ce jour, tant cette oeuvre est traitée comme quantité négligeable par la bonne presse, mais un film victime comme les longs métrages célèbres d'Erich von Stroheim et Orson Welles de chicanes innombrables sur le montage, de querelles entre réalisateur (mal considéré comme créateur aux States, surtout si c'est la Fox qui distribue) et producteur vient de sortir en catimini, semble-t-il (source Allo ciné) en dix écrans seulement et uniquement en version française !
Les personnes perspicaces bien informées mordues de septième art l'auront compris : je parle du Margaret de Kenneth Lonergan,
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 avec Matt Damon, Anna Paquin et Mark Ruffalo. Le non-événement journalistique hexagonal fait autour du sabotage absolu de la sortie de ce film de près de trois heures le confine à l'anti-schproum  mutique. Or, c'est un scandale digne des déboires d'Orson Welles qui devrait nous interpeler, prouvant que les Etats-Unis du XXIe siècle n'en ont pas terminé avec leurs vieux démons du cinéma maudit à la Amberson ou à la Rapaces. 
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Dans sa rubrique Nous n'avons pas pu voir, Le Monde, d'habitude, confine dans cet in-pace critique, dans ce cul de basse fosse voué aux oeuvres médiocres interdites à la presse, des giga méga nanars français comiques distribués en cinq cents salles joués par les copains d'une ancienne pie grise que je ne nommerai pas sous son nom authentique et qui n'aurait jamais dû sortir de sa fange, petite, petite... Or, ce jourd'hui, Le Monde vient de commettre un impair de taille en déconseillant d'aller voir cette Margaret-là, prétextant que sa poignée de copies n'était qu'en VF ( film mal doublé ?), comme s'il se fût agi de la pire comédie franchouillarde française en-dessous de la ceinture jamais tournée par un toquard ! La rédaction de ce quotidien longtemps respectable jusqu'à ses retournements de veste ultra hayekiens des années quatre-vingt-dix et autres sait-elle qu'elle vient de frapper un déjà cadavre, un film honorable (peut-être pas un chef-d'oeuvre) condamné à ne pas faire d'entrées, à quitter l'affiche pronto,  peut-être à ne jamais être diffusé à la télévision et à sortir en DVD et en blu-ray chez nous ? (c'est actuellement le cas de Tolstoï dernier automne et de Cadavres à la pelle de John Landis, avec le formidable Simon Pegg) Ce film, je ne le verrai sans doute jamais (peut-être en le commandant sur Amazon UK, le vampire du e-ommerce se gobergeant de nos sous). Pourquoi Le Monde n'a-t-il pas recommandé au contraire aux spectateurs d'y aller quand même, parce que l'oeuvre est destinée à ne pas rester plus d'une semaine dans nos salles obscures en y faisant à peine plus de zéro entrées ? Le spectateur doit être seul juge dans l'affaire Margaret, quitte à faire des kilomètres en TGV pour dénicher un cinéma programmant ce titre mis à mort d'avance. La presse négligente ne s'est pas informée sur le sabordage en oeuvre... Il aurait suffi qu'un journaliste futé et intelligent, fureteur aussi, rat de web surtout, se rendît sur le site du Guardian pour voir le bien-fondé des avanies anti-réalisateur subies par Kenneth Lonergan. Alors, la phrase ce Margaret-là aurait pris un sens tout autre, signifiant le Margaret voulu, imposé par le producteur et le distributeur, non monté selon les voeux du réalisateur.

Matt Damon joue dans ce long métrage ; sa présence au générique en cautionne la valeur certaine. Matt Damon ne tourne pas n'importe quoi comme un Nicholas Cage (toujours bien distribué, lui, même après une mauvaise critique unanime).
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Mon regretté professeur d'histoire de l'iconographie contemporaine et de l'analyse de l'image avait dit, en 1985 (il parlait à l'époque des cinéastes ayant osé tourner sur la Commune de Paris de 1871), que tous les moyens étaient bons pour couler un film. Vingt-sept ans après cette observation acerbe et exacte, Margaret nous fournit une preuve supplémentaire que ce prof de fac avait raison, que ses assertions étaient fondées.

mardi 28 août 2012

De la critique irrémissible du style alambiqué par les sectateurs du basic french en littérature.

Je comprends ce que vous voulez dire, mais je ne l'approuve pas (d'après Monsieur Spock dans "Star Trek classique").

 Je voudrais, à ma manière, revenir sur la polémique justifiée mais fragmentaire qui se développe ces jours derniers au sujet du dernier essai (en fait deux textes) de Richard Millet, paru chez l'éditeur Pierre-Guillaume de Roux, Langue fantôme. 

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Je condamne les dix-huit dernières pages de ce livre. Je l'écris avec franchise, avec sincérité. Le problème, ce qui m'embarrasse, c'est le péché par omission, l'attitude de jésuite des autres critiques, qui, reprenant comme une antienne, telle une caisse de  résonance, le rejet légitime de ces dix-huit pages dignes d'une phraséologie douteuse qu'on croyait révolue, finissent par omettre les quatre-vingt-dix autres pour cent du bouquin  (je ne crois guère à l'humour au second degré, à la soi-disant ironie de Monsieur Millet, qui vient de tenter de se justifier sur Arte, bien que ce refus unanime contemporain de tout second degré chez ceux qui ne savent plus distinguer entre le discours d'un personnage de papier, de fiction, et celui d'un auteur, tant ils sont pollués par les schèmes de raisonnement issus de la surabondante non-littérature auto-fictionnelle, ce qui a entraîné des dégâts culturels importants, notamment dans la non-commémoration du centenaire de la disparition de Mark Twain, parce qu'on a prétexté l'assimilation des paroles et comportements racistes anti-afro-américains et esclavagistes de certains de ses personnages à la pensée réelle de l'écrivain pour justifier cette inacceptable damnatio memoriae). Or, j'eusse préféré que l'on parlât, causât, débattît aussi, de ce qu'il y avait en plus sous la goutte d'eau croupie débordant du vase Langue fantôme, de ce qui précédait l'éloge d'un criminel qui à lui seul fit plus de victimes que les attentats islamistes de Londres de juillet 2005. De plus, je rappelle qu'on a le droit légitime de sauter des pages lorsqu'elles ne nous agréent pas  : Daniel Pennac nous l'a affirmé dans son célèbre Comme un roman.
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Sachant de soufre la fin de l'ouvrage, et, en toute connaissance de cause, m'intéressant à tout ce qui fait mal, j'ai pris le temps de feuilleter (non d'acquérir) le livre, et je suis tombé sur quelque chose qui m'avait déjà alarmé : ce que je qualifie d'équivalent à la colorisation d'un classique du cinéma en noir et blanc comme La Vie est belle de Frank Capra (ce qui fit pleurer le réalisateur dans ces années de chébrantude hayekienne péjoratives que l'on nomme années quatre-vingts et que l'on feint de regretter, alors qu'elles furent catastrophiques). Bref, je veux parler de la réécriture simplificatrice du Nom de la Rose par Umberto
Eco
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 lui-même, parce qu'il considère que la langue et l'érudition médiévale de son livre sont devenues inintelligibles, indéchiffrables par le lecteur lambda qui ne connaît plus que les SMS en basic french pseudo phonétique. Et là, hélas, je ne puis le nier, Richard Millet n'a pas entièrement tort : cette pratique est assimilable aux fameux digests des années soixante-dix qui pullulaient chez un éditeur que je ne nommerai pas. J'avoue avoir découvert ainsi L'Aigle s'est envolé et Ces Garçons qui venaient du Brésil. Péché littéraire d'adolescent. On ne peut plus écrire dorénavant en couverture du Nom de la Rose texte intégral, mais version abrégée par l'auteur. Est-ce un seppuku littéraire ? Cela y ressemble fort !
Je crains qu'à force de nous quereller comme les byzantins sur le sexe des anges, de débattre de manière superfétatoire sur le nombre de mamelles de la sphinge polymaste antique, l'on finisse par rendre caduques toutes les choses pour lesquelles nos aînés luttèrent et se sacrifièrent depuis 1789. Oui, je ne veux pas que les femmes, les hommes du pourquoi nous combattons contre toutes les formes du mal, de l'indicible (fascisme, fondamentalisme religieux, nazisme, communisme, ultralibéralisme) soient morts pour rien. Le mal a plusieurs faces, il est au moins bifrons ! Extirpons-le à la racine.
Je vois que j'ai omis d'expliquer le titre de mon billet : c'est à cause du Monde, qui trouve alambiqué le style de Richard Millet (qui refuse la simplicité concise, disons). Ce mot est galvaudé, péjoratif : c'est style baroque ou maniériste, qu'il faudrait dire ! Moi-même, je le pratique avec constance pour résister aux tendances ambiantes appauvrissantes.

dimanche 19 août 2012

Café littéraire : le Cousin de Fragonard.

Une parution en avant-première sur ce blog d'un texte qui sera présenté en octobre 2012.


Café littéraire : Le Cousin de Fragonard, de Patrick Roegiers.


Roman paru aux éditions du Seuil en 2005(collection Fiction & Cie) puis au format poche chez Point en 2008.
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Une fois n’est pas coutume : un roman a été sélectionné par le café littéraire davantage en raison de son sujet, du style étonnant de son écriture, qu’à cause de la notoriété de son auteur (si tant est qu’il faut être un écrivain connu et reconnu, vivant ou décédé, pour avoir les honneurs du café littéraire). Il sera donc autant question dans le texte qui va suivre de la biographie et de l’œuvre d’Honoré Fragonard, que de celle de Patrick Roegiers.
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Ne nous méprenons pas : parfois, des amateurs (dans le sens noble du terme), surpassent des professionnels de leur art. Ainsi en fut-il en musique où Emmanuel Chabrier (fonctionnaire), Alexandre Borodine (chimiste) et Jean Cras (officier de marine) nous séduisent toujours à l’écoute. Patrick Roegiers est de ceux-là, parce que la littérature ne fut pas sa vocation première : il s’était voué aux planches, à la scène.
A l’origine, Patrick Roegiers n’est donc pas romancier de métier, mais comédien, metteur en scène et directeur de théâtre. Il est né le 22 septembre 1947 à Ixelles. D’origine belge, notre auteur s’est établi à Paris au début des années 1980 après la fermeture de son théâtre. Devenu journaliste et écrivain, il a publié plusieurs romans au Seuil dans la collection Fiction & Cie (celle d’Antoine Volodine), entre autres Beau Regard (1990), Hémisphère Nord (1995) et La Géométrie des Sentiments (1998). On lui doit également divers ouvrages consacrés à la photographie (dont un sur Lewis Carroll).  Force est de reconnaître qu’avec Le Cousin de Fragonard, il a su nous séduire par l’inventivité jouissive de son style, de son vocabulaire, par sa fantaisie digne de l’Oulipo, que l’on retrouve dans ses précédents textes.

Ce roman empli de verve appartient à une tendance littéraire jamais délaissée dans la littérature, bien que l’étiquette soit simplificatrice : le romanesque sur toile de fond historique mâtiné de ce que les Anglo-Saxons appellent biopic ou costume drama (fictions en costumes et adaptations littéraires – de Jane Austen ou Charles Dickens par exemple -  pour la télévision). Il s’inscrit dans une vague remarquable d’œuvres récentes (depuis l’an 2000 en gros) se déroulant toutes au Siècle des Lumières et accessoirement sous la Révolution. A eux seuls, ces romans pourraient nous occuper toute une année du café littéraire : Les Adieux à la Reine, Le Testament d’Olympe, de Chantal Thomas,  Fils unique, de Stéphane Audeguy, Une Education libertine, de Jean-Baptiste del’Amo, Le Calligraphe de Voltaire, de Pablo de Santis, Les Onze de Pierre Michon, Sérénissime assassinat, de Gabrielle Wittkop, La taverne du Doge Loredan, d’Alberto Ongaro, Le Voyage des grands hommes, de François Vallejo sans omettre les livres policiers ayant tous pris cette période comme cadre.     

En histoire, on trouve deux Fragonard : Jean-Honoré, le peintre, et Honoré, le savant, son cousin. On ne s’intéresse au second que depuis une vingtaine d’années, grâce aux efforts entrepris par l’école vétérinaire de Maisons-Alfort, dont le musée, récemment rénové et rouvert, expose les seules pièces anatomiques humaines encore conservées de leur auteur, pièces spectaculaires aux références bibliques, qui forment l’accomplissement de toute une tradition d’habitude exprimée dans les mannequins d’écorchés de cire, tels qu’on peut encore les admirer de nos jours à la Specola de Florence. Les deux Fragonard sont natifs de Grasse, où s’est développée la bien connue industrie de la parfumerie (bien que le nom de l’entreprise actuelle Fragonard n’ait été pris que dans les années 1920), ville évoquée également dans le célèbre roman à succès de Patrick Süskind, Le Parfum.  Patrick Roegiers sait combiner l’art de l’érudition, de l’exactitude historique, de l’anecdote véridique et pertinente (la mort et l’enterrement à la sauvette de Louis XV, clôture d’une séquence extraordinaire, dans le sens fort d’autrefois, tout entière consacrée à la contamination du roi et à sa dernière maladie, où je me suis amusé de la confusion sciemment entretenue entre vérole vénérienne, mal de Naples et petite vérole), avec la recherche littéraire formelle et lexicale. Il se veut baroque et constamment inventif ; il l’assume comme peu d’auteurs osent le faire de nos jours. Patrick Roegiers réinvente un français oublié, une langue d’Ancien Régime imagée et jubilatoire. Il use de mots anciens, disparus des dictionnaires, inusités, tombés en désuétude, en crée de nouveaux, engendre pour notre plus grand plaisir des dérivés de termes archaïques ou rares, multiplie à loisir les néologismes, en amoureux d’une langue française qu’il défend et enrichit mieux que tout autre, ses origines, dans cette banlieue bruxelloise où les conflits linguistiques entre Wallons et Flamands sont si fréquents qu’ils ont manqué mettre fin à l’existence de la Belgique, jouant sans doute autant que son génie de l’écriture, que je juge d’exception. 

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 C’est la raison qui m’a poussé à proposer ce livre car je déteste les styles  pauvres, convenus et simplistes (d’aucuns diraient laconiques et dépouillés voire contemporains). Foin de la sobriété. Je le sais ; je joue ici la carte contraire d’un Albert Camus dont nous avons pu apprécier dernièrement l’étonnante modernité dans l’Etranger. Mais j’estime qu’écrire comme Camus n’est pas donné à tous, et qu’il ne faut pas l’imposer comme une obligation, ou une mode une façon d’écrire. Nous avons rappelé que, lorsqu’il le fallait, Camus sut aussi être lyrique. La langue française sera plurielle ou elle ne sera pas. Place donc à la délectation, à la truculence et aux plaisirs des banquets copieux où l’on se goberge et fait bombance. Il y a de la ripaille bruegélienne et rabelaisienne chez Patrick Roegiers, dans la grande tradition de la Belgique et de la Flandre. Les esprits chagrins diraient que l’on y frôle sans cesse le trop plein, l’indigestion et l’exagération.  Patrick Roegiers n’est pas le premier à s’être intéressé à son sujet : le cinéma l’a précédé dans Les deux Fragonard, film singulier de 1988[1] qui marqua avant lui l’exhumation de l’oubli de l’auteur du Cavalier de l’Apocalypse, son écorché le plus célèbre auquel notre écrivain prête une origine étonnante. Depuis, divers documentaires (en 1996[2] et 2011) ont ramené l’attention sur Honoré Fragonard.  

 Comme tout roman biographique qui se respecte, Le Cousin de Fragonard suit la chronologie des événements en débutant par la naissance du personnage, en 1732 à Grasse (la même année que son cousin ; cependant, notre anatomiste disparaîtra en 1799, sept ans avant le peintre galant et rococo), d’un père gantier-parfumeur, jugé d’une corporation moins noble que celle des parfumeurs tout court. C’est l’époque des corporations, des jurandes, des corps de métiers, abolis sous la Révolution par les lois D’Alarde et Le Chapelier. Les débuts du livre nous font irrésistiblement penser au Parfum de Patrick Süskind, qui s’étend aussi sur l’univers des parfumeurs grassois. Les destins des deux cousins se croisent de temps à autre, l’un mondain, engagé dans un monde officiel, galant, frivole et lascif, parfaitement intégré à son époque (épisodes rococo développés, dont celui de L’Escarpolette,
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 tableau célèbre aux sous-entendus paillards, qu’on voit aussi dans une séquence du film Les Deux Fragonard) ; l’autre quasi misanthrope, à la frontière de la société, de l’exclusion, presque rejeté comme un paria, parce qu’il s’adonne à un métier vil (la dissection des cadavres, l’anatomie) que l’Eglise catholique condamna longtemps. On suit pas à pas les détails de sa vie, son initiation médicale, son départ du Midi pour la capitale. Son mentor à l’école vétérinaire d’Alfort, Bourgelat, appelé avec constance Bougrelat, dont les traits négatifs sont grossis bien que recelant une large part de vérité (sa propension à tirer la couverture à lui, à s’approprier tous les mérites de ceux qu’il tenait sous sa coupe en s’attribuant les résultats de leurs recherches, alors qu’il ne s’y connaissait qu’en chevaux, en héritier de la tradition hippiatrique  des maréchaux), le limoge en 1771, fait historique majeur qui ruine une carrière à laquelle la modestie de notre personnage prêtait peu d’importance, ce qui le voua à l’obscurité jusqu’à la fin de ses jours. Fragonard se voue à son seul amour, la science. Il se met lui-même à la marge, un peu comme ces confréries de métiers, qui étaient rejetées à la périphérie des villes, à l’exemple des tanneurs, d’ailleurs liés, nous rappelle l’auteur, à la corporation des gantiers-parfumeurs. Il y a du Tristram Shandy de Sterne dans le Cousin de Fragonard, de l’invraisemblance volontaire, de l’irrévérence, de l’absurde assumé, mais de l’absurde humoristique, non pas glauque, angoissant, comme chez Kafka. L’épisode le plus roboratif de cette tendance, dirais-je, est l’affaire du coup de foudre amoureux (chapitre 5), dans le sens littéral, dont la conséquence sera le célibat presque irréversible du héros (à l’exception d’une brève union bien singulière avec une femme plus âgée que lui, dont la décrépitude est décrite avec force détails baroqueux au chapitre 17 jusqu’à son décès scatologique digne de  la Lettre des cosaques Zaporogues de La Chanson du Mal Aimé d’Apollinaire ), comme une fatalité des Parques. Cet amour exclusif prend des accents nécrophiles troublants : Fragonard prélève le cœur de la morte afin de lui rendre des honneurs funèbres à part (comme on le faisait de ceux des rois de France), enterre la jeune femme sous la neige et la glace pour la préserver de la putréfaction. Des années après, il récupère le cadavre (chapitre 16), conservé par le froid, et en une scène qui n’est pas sans rappeler  celle, historique et authentique, de Danton profanant la tombe de sa première épouse Gabrielle, l’étreint longuement, avant de se délecter de sa dissection. L’odeur de la morte, évocatrice, n’est point celle de la pourriture : elle revêt une connotation religieuse, celle des saintes imputrescibles parfumées. Il s’agit là d’une adoration post-mortem, fétichiste, sacrale, de la manifestation d’un rite d’amour-mort via l’anatomie, dont les références me paraissent tirées d’un célèbre film fantastique italien des années 1960 L’effroyable secret du professeur Hitchcock. En ces pages d’une beauté littéraire absolue et baroque, à la limite du malsain bien que dépourvues de toute pornographie, Patrick Roegiers se rapproche avec son style propre – même s’il suscite moins le malaise – des meilleurs passages du Nécrophile de Gabrielle Wittkop, roman d’un érotisme déviant extrême qui fit scandale lors de sa première parution dans les années 1970. C’est là une des traductions littéraires du thème de l’amour fou. Amour aussi des corps morts pour eux-mêmes, pour les œuvres d’art qu’ils suscitent et engendrent par le travail savant du médecin disséqueur méticuleux, digne d’un compagnon s’attelant au chef-d’œuvre, en des séquences d’une sensualité horrifique étonnante, comme s’il s’agissait de les statufier anatomiquement. La belle disséquée devient un homme : virilisée par la grâce de la fiction, événement non attesté par la réalité historique, elle est transformée, écorché naturalisé de cheval aidant en sus, en ce célèbre et spectaculaire Cavalier de l’Apocalypse, pièce maîtresse de l’anatomiste ayant survécu jusqu’à nos jours, exposée désormais au musée de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. L’auteur a donc su nous surprendre là où on ne l’attendait pas.
Fragonard est un écumeur de morgues, en quête du beau cadavre, même s’il se décompose. Il se rapproche des médecins légistes, spécialité nouvelle dont les balbutiements débutent à son époque. Il nous rappelle qu’avec la détresse et la misère effroyable de son temps, beaucoup mouraient indigents, à la rue, par suicide (les fameux noyés de la Seine, mis magistralement en scène dans un court-métrage à la fois documentaire et fictionnel de Peter Greenaway), à cause de la violence inhérente au milieu des démunis, des exclus, à cause des maladies de la pauvreté, mais aussi de la justice royale (récupération des corps des exécutés par pendaison ou autres). Honoré Fragonard devient le témoin d’un monde de précarité ancien qui court à sa perte, avant l’ère de la mort scientifique de masse. Il côtoie incidemment les idées nouvelles, l’Encyclopédie, Diderot, les ferments révolutionnaires semés par les uns et les autres, tout en demeurant à part, dan son microcosme. Il rappelle un peu cette profession particulière antique, de l’Egypte bientôt redécouverte, cette confrérie et corporation des taricheutes et embaumeurs.

Je m’arrêterai aussi sur l’évocation volontiers poussée vers la caricature des dernières années d’Honoré Fragonard sous la Révolution, avec sa rencontre inopinée de Jacques-Louis David (un autre artiste cité de renom étant Watteau), peintre officiel du néo-classicisme, autre obsédé de l’anatomie et du nu, avant tout antique et héroïque, qui montre ô combien l’art du cousin de notre personnage-titre fut frappé d’obsolescence et passa de mode avec la fin d’un monde nourrissant sa carrière. Membre du Comité de sûreté générale sous la Terreur, David,
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 remarqué dès 1785 pour son tableau Le Serment des Horaces devint une sorte de pape, de chef de file de la nouvelle école. En fait, c’est un opportuniste, qui échappa au 9-Thermidor et poursuivit la carrière que l’on sait sous le Premier Empire. On peut reprocher à Patrick Roegiers sa fantaisie de non-historien, puisqu’il télescope allègrement, en des raccourcis à la fois comiques et morbides, les événements et les modes, mêlant 1789, les bouleversements dans les noms, le comput, la mesure du temps, les mœurs, les us et coutumes (le tutoiement imposé, le citoyen remplaçant le sujet),l’exécution de Louis XVI, son goût pour la serrurerie et pour la chasse, la Convention, les sans-culotte, les Muscadins thermidoriens et les Incoyables et Merveilleuses du Directoire, évoquant en une description impitoyable et grotesque les modes extravagantes et excentriques de la fin du siècle, modes s’étant substituées à celles, tout aussi ridicules, de la Cour. Notre écrivain se trompe au passage sur l’âge de Camille Desmoulins, lui attribuant 35 ans, alors que ce dernier, avant son exécution, avait déclaré avoir l’âge du sans-culotte Jésus lorsqu’il mourut (soit 33 ans, Desmoulins étant né en 1760 et ayant été guillotiné avec Danton avant son 34e anniversaire). Patrick Roegiers brasse toute une période à l’accéléré, comme s’il avait hâte d’en finir, surtout sans doute afin d’en appuyer l’aspect de confusion profonde, de perte des repères.

Il joue tant de la chronologie, des faits, qu’il nous leurre en achevant de brouiller les cartes au sujet de la mort des deux cousins, se servant des circonstances véridiques, dignes de l’anecdote, du décès de Jean-Honoré Fragonard en 1806 (comme il le fait aussi pour Diderot en 1784 et Bourgelat en 1779, d’une manière ici vengeresse, presque de justice divine, de châtiment démiurgique, eschatologique, châtiant le responsable de l’échec professionnel de son héros, frappé par la Providence, puni, par sa propre passion, les chevaux, dont il contracte le mal). Notre romancier imagine, pour notre plus grand plaisir, la survie de son cousin et sa rencontre fantastique, onirique, au Ciel, dans les nuages, avec le peintre disparu, sous une forme dialoguée, théâtrale, avant de rétablir, en une pirouette, la réalité historique de la disparition, dans l’obscurité, de l’anatomiste, sept ans auparavant, en 1799. Patrick Roegiers nous expose les thèmes fondamentaux de l’obsolescence, de la déchéance, de l’oubli, à travers la fin lamentable, sans aucun doute dans un profond dénuement, des deux cousins antinomiques, l’un qui était ouvert à une forme de monde, privilégiée, mondaine, coupée du peuple, et l’autre, retranché de ce monde de cour artificiel, à part, paria assumé, mais qui avait de fait conservé un lien indirect avec la vie réelle du peuple, via les cadavres des indigents, des condamnés à mort ou suicidés, qu’il étudiait et disséquait. L’écrivain nous invite à méditer sur l’éphémère des modes, de la célébrité, sur la relativité des choses et des destinées, un peu à la manière des Vanités du XVIIe siècle. Là aussi transparaît son côté d’auteur baroque. Thème aussi, bien sûr de la mort familière, non évacuée comme de nos jours[3], fréquentée, côtoyée, acceptée par fatalisme, par une société où l’espérance de vie ne dépassait guère vingt ans, sans omettre l’effroyable mortalité infantile. Précarité de la vie donc. D’où la recherche, justement baroque, des plaisirs à tout prix. 
A travers les cousins Fragonard, c’est un  Ancien Régime bicéphale, un Janus bifrons, lunaire, à double face, l’une mise en avant, en pleine lumière (rappelez-vous la douceur de vivre regrettée par Talleyrand), l’autre cachée, occulte, des bas-fonds, qui revit puis meurt. Toute une époque disparaît entre 1789 et 1806, avec les trépas à la fois symboliques et réels des deux  Fragonard. Fait paradoxal : l’homme davantage porteur d’avenir, annonciateur du futur, fut Honoré le savant, le caché, en précurseur du siècle de la science positiviste, de la médecine, du XIXe siècle, tandis que Jean-Honoré se contenta d’être de son temps, ne parvenant jamais à sortir de son cadre de cour et de galanterie rococo, à incarner une notion qui n’était pas conceptualisée au XVIIIe siècle : l’avant-garde.

Christian Jannone.


[1] Réalisé par Philippe Le Guay, avec dans les rôles principaux Philippine Leroy-Beaulieu, Robin Renucci et Sami Frey.
[2] Le documentaire de 1996, intitulé L’obscur Fragonard, appartient à une série de trois films consacrés aux anatomistes créateurs de cires et de musées de curiosités Gaetano Zumbo et le docteur Frederik Ruysch, ami du tsar Pierre le Grand, personnage important d’un récent roman passé inaperçu de la critique littéraire officielle, Opéra anatomique, de Maja Brick, une œuvre à réhabiliter d’urgence, mêlant musique baroque, anatomie et physiologie humaines, que je défends bec et ongles sur Internet, bien qu’elle soit d’une écriture plus classique que celle de Patrick Roegiers.
[3] C’est sous le règne de Louis XVI que débute l’éloignement des sépultures hors les murs de la ville, avec le démantèlement du cimetière des Innocent, source d’infestation, dont les ossements constituèrent la source des catacombes de Paris. La vogue du Père-Lachaise suivra, à compter de la première moitié du XIXe siècle.